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VOYAGE DE PÉKIN À KIAKHTA

PAR LA ROUTE POSTALE (1).

1847.

27 avril.

J'ai reçu deux passeports de poste, l'un du Bureau de la guerre, qui a dans son ressort les routes postales, l'autre du Tribunal chargé des affaires de notre mission religieuse. Ces passeports, hou-p'aï en chinois, me donneront droit à deux chevaux de selle par relai et à la table. Un des bitkhechi (2) du Tribunal, nommé Té, doit m'accompagner jusqu'à la frontière russe; il est muni d'un k'an-ho ou ou-li-piao, passeport de courrier qui lui donne droit, à chaque station, à la table et à un k'eou-fen (indemnité de nourriture) se montant à un tsien d'argent (80 kopeks-papier). Dès hier, nos bagages sont partis à dos de chameau pour Kalgan.

A 9 heures du matin, après les prières d'usage, notre convoi se met en route. Au delà de la porte Ngan-ting-men, nous nous arrêtons au cimetière russe; je me prosterne sur la tombe de l'ami mort quelques jours auparavant, je dis adieu à ceux de nos compatriotes qui restent à Pékin, je m'installe dans ma voiture chinoise et nous partons, au son joyeux des grelots de nos mules. Derrière nous, les longs murs de Pékin, à peine visibles au milieu des nuages de poussière; au nord et à l'ouest, des montagnes qui paraissent couvertes de fumée.

Nous marchons en grande pompe; un serviteur nous précède, portant le sabre de Té dans un fourreau rouge, suivant les règles de l'étiquette. Après un arrêt d'un instant au bourg de Tsing-ho, nous franchissons, sur un énorme pont de pierre, le lit desséché

(1) L'orthographe des noms géographiques adoptée par Palladius s'éloigne assez souvent de l'orthographe communément admise; nous l'avons, néanmoins, généralement reproduite. La carte dressée par M. E. Bretschneider rendra les identifications faciles. (Traduct.)

(2) Bitkhechi signifie «secrétaires; cf. Timkovski, Voyage à Pekin, édition Klaproth, t. I, p. 5. (Traduct.)

de la rivière du même nom; puis, continuant notre route au milieu de champs couverts de froment en herbe, nous traversons la petite ville de Cha-ho, enceinte de murailles. Au coucher du soleil, nous entrons dans la ville de Tch'ang-ping tcheou: cette ville n'est plus guère qu'un grand et beau village. Célèbre sous la dynastie des Ming, elle possédait de nombreux privilèges, les empereurs se faisant enterrer non loin de là; mais, depuis l'avènement de la dynastie actuelle, elle a perdu son importance; la route de commerce qui mène à la frontière n'y passe même pas et la laisse à une certaine distance. Nous nous arrêtons à l'auberge de la poste ou hôtellerie d'État (kong-koan); elle comprend une grande cour, des communs sur les côtés, au centre un bâtiment principal, long de trois longueurs de poutres, tapissé de tentures et fort propre. Le soir venu, on nous apporte une chandelle rouge et l'on nous sert un souper de dix plats par personne, mais non des plus frais, cela s'entend. Nous recevons bientôt la visite des fonctionnaires de la station désignés sous le titre honorifique de sien-cheng, nom habituel des maîtres d'école; leur chef ou pan-tch'aï-che a les mêmes attributions que notre inspecteur russе (смотритель); les subalternes se nomment ti-tch'aï-che. Comme nous n'avons droit qu'à des chevaux de selle et qu'il nous faut des mules de trait, nous ne nous arrangeons qu'à force de discussions et de présents. La température est ici sensiblement plus froide qu'à Pékin.

28 avril.

De grand matin, en- gens avisés, nous envoyons à chacun des membres du personnel de la station 1,000 petits tchokhi, soit, en tout, 5,000 tchokhi (12 roubles), alors que, sans cette précaution, la dépense eût pu aller à 30,000 tchokhi. Té distribue aussi quelques caisses de gâteaux et de friandises; dans toute la Chine, ces présents remplacent les dons en argent. A 6 heures du matin, nous sortons de la ville par les portes de l'ouest, si vicilles qu'elles menacent de s'écrouler avec les murs. Devant nous, à l'ouest-nordouest, un pan de montagne se dédouble pour former le flanc oriental du défilé de Koan-keou. Le chemin est pierreux par endroits, mais généralement commode. Après avoir franchi une colline peu élevée, nous descendons dans une large excavation couverte de gros grès, et nous apercevons devant nous l'entrée du Koan-k'eou. De chaque côté, des rochers à pic surplombent; la

paroi de l'ouest porte les traces d'une ancienne muraille; sur la paroi de l'est, on aperçoit encore deux tours d'observation et des ruines de château fort se profilant en arc sombre.

Un ruisseau, qui sort du défilé, détrempe notre route; les paysans l'ont divisé en petits canaux, et par ce moyen ont pu créer en cet endroit aride des potagers et des plantations d'arbres qui masquent l'entrée du passage sous un bouquet de verdure. A notre droite nous laissons une haute colline surmontée d'une jolie chapelle qui domine tous les environs; puis, suivant à gauche une montée pénible par un chemin pavé de grosses pierres, nous atteignons la petite place forte de Nan-k'eou Ouverture du sud».

Jadis poste militaire important par sa position à l'entrée du défilé, Nan-k'eou n'est plus maintenant qu'un gros village où les marchands s'arrêtent pour passer la nuit. Nous descendons dans une hôtellerie tatare dont la cour est immense et les bâtiments spacieux. C'est à partir de ce point qu'on rencontre des Tatars, établis depuis fort longtemps dans le pays; ils ont oublié leur langue et même le plus souvent perdu les traits caractéristiques de leur race. Les Chinois les appellent tsié kiao jen, c'est-à-dire les gens de la doctrine prohibitive» (la loi de Mahomet défend de boire du vin et de manger de la viande de porc); ils ont une mosquée dans le petit bourg de Koan-che, à 15 verstes d'ici. On nous indique dans la ville un t'eou-curl (maire de village), nommé Fan, qui, moyennant 21,000 petits tchokhi (50 roubles-papier), s'offre à nous transporter avec nos bagages au delà du défilé. Nous profitons de l'occasion pour changer nos tehokhi, la plus incommode des monnaies chinoises, à raison de 4,020 par léang.

Le défilé est long de 25 verstes. Fan t'eou-eurl nous a préparé deux chaises à quatre porteurs; les caisses des voitures sont enlevées des roues et placées sur les épaules de quatre hommes; les quatre roues sont portées par deux mules, le petit bagage par des

chameaux.

Après de longs préparatifs, nous partons et nous pénétrons dans le défilé par une large ouverture. Rien ne saurait peindre la désolation de ces lieux au printemps; c'est à peine si les montagnes s'écartent pour faire place au lit d'un ruisseau pierreux. Mais, grâce aux patients efforts des paysans, cette gorge pierreuse apparaît maintenant sillonnée de plantations verdoyantes qu'arrosent des canaux dérivés du ruisseau et qui, seules, rompent la mono

tonie des montagnes désertes d'alentour. Vers midi, nous arrivons à Kyu-yong koan et nous nous arrêtons pour nous reposer dans le bâtiment de la station, derrière le mur méridional de la forteresse.

Le kong-koan de l'endroit, orné avec goût, ressemble plutôt à une chapelle qu'à un édifice administratif. Kyu-yong koan, forteresse et ville-barrière, était considérée, dès les temps les plus reculés, comme la première place forte des lignes frontières de la Chine, ainsi que le mentionne le philosophe Lié-tze, qui vivait quatre siècles avant J.-C.; mais son aspect actuel indique une restauration récente. Sur les côtés nord et sud, deux portes; au centre, une sorte d'arc de triomphe avec une voûte à cinq pans et un toit entouré d'une balustrade; à l'intérieur et à l'extérieur de l'édifice, sur les murs faits de pierres de taille, des figures de bouddhas et de rois des esprits.

De Kyu-yong koan jusqu'à la Grande Muraille, pendant 12 verstes, la route suit un défilé étroit et sinueux qui s'élève graduellement. C'est ici qu'on rencontre les premiers postes militaires ou t'aï, échelonnés tous les 5 li (2 verstes et demi) jusqu'à Kalgan; ils se composent d'une tour à signaux et de cinq ouvrages coniques qui reposent sur des piédestaux carrés et servent d'abris aux soldats. Autrefois on voyait encore, de 5 en 5 verstes, des toun ou casernements fixes. Partout, dans ce défilé, ce ne sont que créneaux, tours, ruines ou vestiges de murailles. Les torrents ont creusé dans le défilé un large et profond ravin; parfois des murs entiers et d'anciennes galeries ont été emportés par les eaux. Nous cheminons lentement au milieu des pierres, perdant souvent le ruisseau de vue, et quelquefois même n'en percevant plus le bruit. Nous croisons, à chaque instant, de longues files de mulets et d'ânes de charge; de temps en temps, des Chinoises en voyage, montécs sur des ânes, et dont les costumes, aux couleurs vives et bigarrées, font contraste avec la grandeur simple et sauvage des montagnes. On me fait passer sous un rocher surplombant, près d'une énorme pierre portant une inscription en caractères tibétains, et que je connaissais déjà; on me montre également une petite chapelle taillée dans le roc et que les voyageurs russes ne manquent jamais de visiter on voit à sa base une inscription en caractères sanscrits, tibétains et mandchoux.

Le défilé se resserre de plus en plus et finit par s'élever en

pente raide jusqu'aux portes de la Grande Muraille; cette montée porte le nom de Pa-ta-ling. De loin, la Grande Muraille se présente comme un des monuments les plus étranges des temps passés : sa couleur antique est justement appelée fa-hoang «jaunâtre » par les Chinois; les ouvertures des bastions sont noires; les murs sont striés de profondes lézardes; en réalité, ces murs ne sont ni si hauts ni si épais qu'ils le paraissent de loin; près des portes, ils tombent en ruine ainsi que les tours; l'intérieur en est comblé de gros grès et d'argile.

Le défilé se termine aux portes mêmes: ses deux flancs se séparent et se perdent dans des hauteurs éloignées. C'est ici que nous abandonnons la ligne de la Grande Muraille élevée sur les pentes méridionales de la chaîne du Taikhan; devant nous, les hauteurs voisines se couronnent de tours de garde.

L'énorme place d'armes de Kyu-yong koan, se dessinant en ligne sinueuse sur les monts et les rochers, les ruines d'ouvrages fortifiés qu'on rencontre à chaque pas, les tours de garde restées intactes, les abris des sentinelles de guerre, tout ici rappelle involontairement les temps héroïques de la Chine et ses luttes avec les barbares du nord. La Grande Muraille, on le sait, n'empêcha pas ces derniers d'envahir l'Empire du Milieu; mais la seule pensée de se protéger par ce rempart immense contre les incursions des nomades n'en reste pas moins un trait remarquable de l'intelligence des Chinois sédentaires. Ils supposaient, non sans raison, que les barbares qui franchiraient la Muraille voudraient aussi la faire passer à leurs chevaux, et ce n'était pas chose facile. Aujourd'hui, cette barrière a perdu son importance; les Mongols ne sont plus effrayants. «Ils sont tombés, disait K'ien- long, et se sont affaiblis sous l'influence des lamas." Voici comment un écrivain chinois moderne parle de cette décadence: «L'impuissance des Mongols est un bien pour la Chine, leur soumission, au moyen du bouddhisme, une des plus ingénieuses combinaisons de la politique chinoise. Si on les compare avec les Huns et les anciens Turcs qui, franchissant les montagnes, se présentaient à l'improviste, faisaient retentir toutes les frontières du bruit de leurs armes, et, dans leurs steppes sauvages, s'enivraient de sang en mangeant les cervelles de leurs ennemis, on se demande comment ces nomades jadis si belliqueux ont pu tomber dans leur apathie actuelle. Les sentiments de pitié ont tué en eux la passion du meurtre; la

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