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l'art devraient être spécialement à cœur, en qualité de premier peintre du roi, c'est au moment où vous obtenez ce titre, que vous donnez la première atteinte à une de nos plus utiles institutions, et cela par la crainte d'entendre une vérité dure? Vous n'avez pas conçu quelle pouvait être la suite de votre exemple! Si les grands maîtres se retirent, les subalternes se retireront, ne fût-ce que pour se donner un air de grands maîtres; bientôt les murs du Louvre seront tout nus, ou ne seront couverts que du barbouillage de polissons, qui ne s'exposeront que parce qu'ils n'ont rien à perdre à se laisser voir; et cette lutte annuelle et publique des artistes venant à cesser, l'art s'acheminera rapidement à sa décadence. Mais, à cette considération la plus importante, il s'en joint une autre qui n'est pas à négliger. Voici comment raisonnent la plupart des hommes opulents qui occupent les grands artistes : « La somme que je vais mettre en dessins de Boucher, en tableaux de Vernet, de Casanove, de Loutherbourg, est placée au plus haut intérêt. Je jouirai toute ma vie de la vue d'un excellent morceau. L'artiste mourra; et mes enfants ou moi nous retirerons de ce morceau vingt fois le prix de son premier achat. » Et c'est très-bien raisonné; et les héritiers voient sans chagrin un pareil emploi de la richesse qu'ils convoitent. Le cabinet de M. de Julienne a rendu à la vente1 beaucoup au delà de ce qu'il avait coûté. J'ai à présent sous mes yeux un paysage que Vernet fit à Rome pour un habit, veste et culotte, et qui vient d'être acheté mille écus. Quel rapport y a-t-il entre le salaire qu'on accordait aux maîtres anciens, et la valeur que nous mettons à leurs ouvrages? Ils ont donné, pour un morceau de pain, telle composition que nous offririons inutilement de couvrir d'or. Le brocanteur ne vous lâchera pas un tableau du Corrège pour un sac d'argent dix fois aussi lourd que le sac de liards sous lequel un infâme cardinal le fit mourir.

Mais à quoi cela revient-il? me direz-vous. Qu'est-ce que l'histoire du Corrége et la vente des tableaux de M. de Julienne

1. Cette vente fut faite en 1767. Le tableau de Vernet que cite Diderot est sans doute les Travaux d'un port de mer, qui fut vendu 3,915 livres.

2. Antoine Allegri, dit Le Corrège, mourut en 1534, par suite d'une fièvre qu'il gagna à son retour de Parme, où il était allé recevoir le prix d'un tableau pour le dome de la cathédrale. Le chapitre, peu reconnaissant, le lui avait payé 200 livres en monnaie de cuivre que Le Corrége eut l'empressement de porter à sa famille pendant la plus grande chaleur de l'été. (BR.)

ont de commun avec l'exposition publique et le Salon? vous allez l'entendre. L'homme habile, à qui l'homme riche demande un morceau qu'il puisse laisser à son enfant, à son héritier, comme un effet précieux, ne sera plus arrêté par mon jugement, par le vôtre, par le respect qu'il se portera à lui-même, par la crainte de perdre sa réputation : ce n'est plus pour la nation, c'est pour un particulier qu'il travaillera, et vous n'en obtiendrez qu'un ouvrage médiocre, et de nulle valeur. On ne saurait opposer trop de barrières à la paresse, à l'avidité, à l'infidélité; et la censure publique est une des plus puissantes. Ce serrurier, qui avait femme et enfants, qui n'avait ni vêtement ni pain à leur donner, et qu'on ne put jamais résoudre, à quelque prix que ce fût, à faire une mauvaise gâche, fut un enthousiaste trèsrare. Je voudrais donc que M. le directeur des académies obtînt un ordre du roi, qui enjoignît, sous peine d'être exclu, à tout artiste, d'envoyer au Salon deux morceaux au moins, au peintre deux tableaux, au sculpteur une statue ou deux modèles. Mais ces gens, qui se moquent de la gloire de la nation, des progrès et de la durée de l'art, de l'instruction et de l'amusement publics, n'entendent rien à leur propre intérêt. Combien de tableaux seraient demeurés des années entières dans l'ombre de l'atelier, s'ils n'avaient point été exposés? Tel particulier va promener au Salon son désœuvrement et son ennui, qui y prend ou reconnaît en lui le goût de la peinture. Tel autre qui en a le goût, et n'y était allé chercher qu'un quart d'heure d'amusement, y laisse une somme de deux mille écus. Tel artiste médiocre s'annonce en un instant à toute la ville pour un habile homme. C'est là que cette si belle chienne d'Oudry, qui décore à droite notre synagogue1, attendait le baron notre ami. Jusqu'à lui personne ne l'avait regardée; personne n'en avait senti le mérite; et l'artiste était désolé. Mais, mon ami, ne nous refusons pas au récit des procédés honnêtes. Cela vaut encore mieux que la critique ou l'éloge d'un tableau. Le baron voit cette chienne, l'achète; et à l'instant voilà tous ces dédaigneux amateurs furieux et jaloux. On vient; on l'obsède; on lui propose deux fois le prix de son tableau. Le baron va trouver l'artiste, et lui demande la permission de céder sa chienne à

1. La maison du baron d'Holbach. (BR.)

son profit'. « Non, monsieur; non, lui dit l'artiste. Je suis trop heureux que mon meilleur ouvrage appartienne à un homme qui en connaisse le prix. Je ne consens à rien, je n'accepterai rien; et ma chienne vous restera. »

Ah! mon ami, la maudite race que celle des amateurs ! Il faut que je m'en explique, et que je me soulage, puisque j'en ai l'occasion. Elle commence à s'éteindre ici, où elle n'a que trop duré et fait trop de mal. Ce sont ces gens-là qui décident à tort et à travers des réputations; qui ont pensé faire mourir Greuze de douleur et de faim; qui ont des galeries qui ne leur coûtent guère; des lumières ou plutôt des prétentions qui ne leur coûtent rien; qui s'interposent entre l'homme opulent et l'artiste indigent; qui font payer au talent la protection qu'ils lui accordent; qui lui ouvrent ou ferment les portes; qui se servent du besoin qu'il a d'eux pour disposer de son temps; qui le mettent à contribution; qui lui arrachent à vil prix ses meilleures productions; qui sont à l'affût, embusqués derrière son chevalet; qui l'ont condamné secrètement à la mendicité, pour le tenir esclave et dépendant; qui prêchent sans cesse la modicité de fortune comme un aiguillon nécessaire à l'artiste et à l'homme de lettres, parce que, si la fortune se réunissait une fois aux talents et aux lumières, ils ne seraient plus rien; qui décrient et ruinent le peintre et le statuaire, s'il a de la hauteur et qu'il dédaigne leur protection ou leur conseil; qui le gênent, le troublent dans son atelier, par l'importunité de leur présence et l'ineptie de leurs conseils ; qui le découragent, qui l'éteignent, et qui le tiennent tant qu'ils peuvent dans l'alternative cruelle de sacrifier ou son génie, ou sa fierté, ou sa fortune. J'en ai entendu, moi qui vous parle, un de ces hommes, le dos appuyé contre la cheminée de l'artiste, le condamner impudemment, lui et tous ses semblables, au travail et à l'indigence; et croire par la plus malhonnête compassion réparer les propos les plus malhonnêtes, en promettant l'aumône aux enfants de l'artiste qui l'écoutait. Je me tus et je me reprocherai toute ma vie mon silence et ma patience.

1. Ce trait de générosité du baron d'Holbach est à ajouter à ce qui est dit de lui, t. III, p. 386, note. (BR.)

2. Quoiqu'il soit toujours dangereux de faire des suppositions, peut-être ne nous éloignons-nous pas trop du vrai en supposant qu'il s'agit ici de M. Watelet

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Ce seul inconvénient suffirait pour hâter la décadence de l'art, surtout lorsque l'on considère que l'acharnement de ces amateurs contre les grands artistes va quelquefois jusqu'à procurer aux artistes médiocres le profit et l'honneur des ouvrages publics. Mais comment voulez-vous que le talent résiste et que l'art se conserve, si vous joignez à cette épidémie vermineuse la multitude de sujets perdus pour les lettres et pour les arts, par la juste répugnance des parents à abandonner leurs enfants à un état qui les menace d'indigence? L'art demande une certaine éducation; et il n'y a que les citoyens qui sont pauvres, qui n'ont presque aucune ressource, qui manquent de toute perspective, qui permettent à leurs enfants de prendre le crayon. Nos plus grands artistes sont sortis des plus basses conditions. Il faut entendre les cris d'une famille honnête, lorsqu'un enfant, entraîné par son goût, se met à dessiner ou à faire des vers. Demandez à un père, dont le fils donne dans l'un ou l'autre de ces travers: « Que fait votre fils? Ce qu'il fait? il est perdu; il dessine, il fait des vers. >> N'oubliez pas parmi les obstacles à la perfection et à la durée des beaux-arts, je ne dis pas la richesse d'un peuple, mais ce luxe qui dégrade les grands talents, en les assujettissant à de petits ouvrages, et les grands sujets en les réduisant à la bambochade; et pour vous en convaincre, voyez la Vérité, la Vertu, la Justice, la Religion ajustées par La Grenée, pour le boudoir d'un financier. Ajoutez à ces causes la dépravation des mœurs, ce goût effréné de galanterie universelle, qui ne peut supporter que les ouvrages du vice, et qui condamnerait un artiste moderne à la mendicité, au milieu de cent chefs-d'œuvre dont les sujets auraient été empruntés de l'histoire grecque ou romaine. On lui dira: « Oui; cela est beau, mais cela est triste; un homme qui tient sa main sur un brasier ardent, des chairs qui se consument, du sang qui dégoutte: ah fi! cela fait horreur; qui voulez-vous qui regarde cela? » Cependant on n'en parle pas moins chez ce peuple de l'imitation de la belle nature; et ces gens qui parlent sans cesse de l'imitation de la belle nature,

et de Greuze. On sait combien Diderot fut fàché (Salon de 1765) du choix qui avait été fait de Roslin au détriment de Greuze, pour le tableau représentant la Famille de La Rochefoucauld. Il nous semble que la phrase qui va suivre rappelle cet incident.

croient de bonne foi qu'il y a une belle nature subsistante, qu'elle est, qu'on la voit quand on veut, et qu'il n'y a qu'à la copier. Si vous leur disiez que c'est un être tout à fait idéal, ils ouvriraient de grands yeux, ou ils vous riraient au nez; et ces derniers seraient peut-être des artistes plus imbéciles que les premiers, en ce qu'ils n'entendraient pas davantage qu'eux, et qu'ils feraient les entendus.

Dussiez-vous, mon ami, me comparer à ces chiens de chasse mal disciplinés, qui courent indistinctement tout le gibier qui se lève devant eux; puisque le propos en est jeté, il faut que je le suive et que je me mette aux prises avec un de nos artistes les plus éclairés. Que cet artiste ironique hoche du nez quand je me mêlerai du technique de son métier, à la bonne heure; mais s'il me contredit, quand il s'agira de l'idéal de son art, il pourrait bien me donner ma revanche. Je demanderai donc à cet artiste : « Si vous aviez choisi pour modèle la plus belle femme que vous connussiez, et que vous eussiez rendu avec le plus grand scrupule tous les charmes de son visage, croiriezvous avoir représenté la beauté? Si vous me répondez que oui, le dernier de vos élèves vous démentira, et vous dira que vous avez fait un portrait. Mais s'il y a un portrait du visage, il y a un portrait de l'œil, il y a un portrait du cou, de la gorge, du ventre, du pied, de la main, de l'orteil, de l'ongle : car, qu'est-ce qu'un portrait, sinon la représentation d'un être quelconque individuel? Et si vous ne reconnaissez pas aussi promptement, aussi sûrement, à des caractères aussi certains, l'ongle portrait que le visage portrait, ce n'est pas que la chose ne soit, c'est que vous l'avez moins étudiée; c'est qu'elle offre moins d'étendue; c'est que ses caractères d'individualité sont plus petits, plus légers et plus fugitifs. Mais vous m'en imposez, vous vous en imposez à vous-même, et vous en savez plus que vous ne dites. Vous avez senti la différence de l'idée générale et de la chose individuelle jusque dans les moindres parties, puisque vous n'oseriez pas m'assurer, depuis le moment où vous prîtes le pinceau jusqu'à ce jour, de vous être assujetti à l'imitation rigoureuse d'un cheveu. Vous y avez ajouté, vous en avez supprimé; sans quoi vous n'eussiez pas fait une image première, une copie de la vérité, mais un portrait ou une copie de copie, φαντάσματος, οὐκ ἀληθείας, le fantôme et non la chose; et vous

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