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d'églogue; c'est le dernier degré de l'impéritie de présenter le sauvage conquérant de la Chine, au moment où il entre dans la capitale de cet empire, comme un amant irrité des dédains d'une maîtresse rebelle, comme un sultan ennuyé sur le trône, qui a besoin de l'amour pour remplir le vide de son cœur. Ce n'est pas à l'instant même de la conquête, lorsque le conquérant est encore enivré de l'ardeur du pillage et du plaisir de la victoire, qu'on peut raisonnablement le supposer comme Auguste, dégoûté de l'ambition et des grandeurs.

Gengis a fort bien dit lui-même que

Son ame toute entière,

Se doit aux grands objets de sa vaste carrière.

Voilà pourquoi on ne peut avoir que du mépris pour le sot amoureux d'une femme mariée et d'une mère de famille, lequel s'établit le rival d'un lettré chirecherche avec ardeur ses restes, et semble regarder comme le plus grand objet de sa vaste carrière, l'honneur de forcer un mandarin à faire divorce avec sa femme, afin de pouvoir l'épouser lui-même : je ne connois point de tragédie dont le héros soit plus fou, plus avili et plus n'iaïs.

Il a fallu un Le Kain avec la prodigieuse renommée de Voltaire, pour faire passer cet étrange personnage de 'Gengis - Kan. Le Kain rapporte luimême dans ses Mémoires, que Voltaire étant aux Délices, lui dit ces propres paroles, en lui 'confiant le rôle de Gengis- Kan: « Mon ami, vous avez les inflexions de la voix naturellement douces; gardez-vous bien d'en laisser échapper quelques-unes dans le rôle de Gengis - Kan; il faut bien vous mettre dans la tête que j'ai voulu peindre un tigre,

qui, en caressant sa femelle, lui enfonce les griffes dans les reins ». Voltaire n'a pas fait ce qu'il vouloit : Gengis-Kan n'est point un tigre ; il n'enfonce point ses griffes dans les reins de sa femelle; c'est plutôt le lion de la fable qui s'est laissé couper les griffes par une femme : un tigre ne fait pas tant de façons pour dévorer sa proie. Gengis-Kan passe le temps à se fâcher, à s'apaiser; il s'exprime tantôt en héros d'opéra, tantôt en despote fanfaron; il parlemente avec le mari et la femme, et toute la fureur de ce tigre prétendu se réduit à négocier un divorce; quand il s'aperçoit que sa femelle aime mieux se tuer que de tomber dans ses griffes, il y renonce, et surmonte sa passion avec une générosité que les tigres ne connurent jamais.

Il paroît que Le Kain, d'après l'idée que Voltaire lui avoit donnée de Gengis-Kan, le joua en tigre, et le joua tout de travers, ce qui n'empêcha pas qu'il n'eût beaucoup de succès; car la multitude aime tout ce qui est outré, extravagant et gigantesque. Quelque temps après il se rendit à Ferney, et instruisit Voltaire de l'effet des premières représentations de l'Orphelin de la Chine. Le poète fut curieux de voir comment Le Kain jouoit son rôle, et l'invita à le réciter devant toute la compagnie. Le Kain, empressé à lui plaire, commence à 'débiter, d'un ton d'énergumène, les vers de Gengis-Kan, s'efforçant de mettre dans sa déclamation toute l'énergie tartarienne, comme il le dit lui-même; mais à peine Voltaire eut-il entendu quelques tirades, que l'indignation et la colère se peignirent dans ses traits; plus l'acteur se démenoit, plus l'auteur paroissoit furieux. Enfin, n'y pouvant plus tenir : Arrêtez, s'écria Voltaire, arrêtez...... le malheureux, il me tue, il

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m'assassine. On fit de vains efforts pour le calmer : c'étoit dans ce moment un vrai tigre ; il sortit plein de rage, et courut s'enfermer dans son appartement.

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Qu'on juge de l'étonnement et de la consternation du pauvre Le Kain, accoutumé atix acclamations de la capitale il ne songea plus qu'à partir, el cependant poussa la politesse jusqu'à faire demander à Voltaire un moment d'entretien. Qu'il vienne s'il veut, répondit l'implacable vieillard. Le Kain se présente en tremblant, témoigne ses regrets, et paroît désirer recevoir des conseils. Ces derniers mots apaisent Voltaire, qui ne demandoit pas mieux que d'en donner il prend son manuscrit, et récite le rôle de Gengis-Kan à Le Kain, pour lui donner une ïdée de la manière dont il devoit être joué. Le comédien, transporté d'admiration, à ce qu'il dit, profita de cette leçon sublime, et de retour à Paris, il la mit en pratique la première fois qu'il joua Gengis-Kan. Un de ses camarades, qui remarqua ce changement dans son jeu, dit malignement: On voit bien qu'il revient de Ferney.

C'est Le Kain lui-même qui rend compte de cette anecdote dans une lettre à l'un de ses amis; le fond en est par conséquent de la plus exacte vérité. Quant à l'idolâtrie voltairienne et aux louanges données à Voltaire comme comédien, on peut s'en méfier : tout le monde sait qu'il étoit bien meilleur comédien dans la société que sur le théâtre. Il est probable que Le Kain outra d'abord le rôle de Gengis-Kan, et que depuis il y mit plus de vérité et de profondeur. Il résulte de tout ce récit, que le personnage est extrêmement difficile, parce qu'il est équivoque et faux, et parce que l'auteur lui-même savoit mieux ce qu'il avoit voulu faire que ce qu'il avoit fait. G.

LX.

1

L'ORPHELIN DE LA CHINE. Détails historiques

VOICI

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sur cette pièce.

OICI ce que d'Alembert écrivoit à Voltaire au mois de mai 1773: Votre Childebrand (car je ne puis me résoudre à lui donner un autre pom), a demandé à Le Kain (le fait n'est que trop vrai, et M. d'Argental pourra vous l'assurer, si vous en doutez), une liste de douze tragédies, pour être jouées aux fêtes de la cour et à Fontainebleau: Le Kain a porte cette liste, dans laquelle il avoit mis, comme de raison, quatre cu cinq de vos pièces entre autres Rome sauvée et Oreste. Childebrand les a effacées toutes, à l'exception de l'Orphelin de la Chine, qu'il a eu la bonté de conserver. Mais devinez ce qu'il a mis à la place de Rome sauvée et d'Oreste, le Catilina et l'Electre de Crébillon. Je vous laisse, mon cher maître, faire vos réflexions sur ce sujet, et je vous invite à dédier à cet amateur des lettres votre première tragédie ».

Voilà une dénonciation en bonne forme d'un crime de lèse-majesté poétique et philosophique, envers le sultan de la littérature à cette époque, lequel avoit d'Alembert pour grand-visir. Tout le monde ne devine pas sans doute quel est ce malheureux Childebrand, coupable d'un si noir attentat : c'est le maréchal de Richelieu que Voltaire avoit choisi pour son héros. D'Alembert très-scandalisé d'un pareil choix, citoit à cette occasion les vers de Boileau :

A

O le plaisant projet d'un poète ignorant
Qui de tant de héros, va choisir Childebrand!

C'est en vain que Voltaire lui représentoit que ce Childebrand avoit été Adonis, qu'il avoit été Mars : d'Alembert ressembloit aux femmes qui ne tiennent point compte aux hommes de ce qu'ils ont été : ce Mars, cet Adonis n'étoit plus pour le secrétaire perpétuel de l'académie française, qu'un vieux freluquet, une vieille poupée, un Alcibiade Childebrand, un marmiton qui trouve mauvais que raton tire les marons du feu cette dernière allégorie, de marmiton, de raton qui tire les marons du feu, est un peu obscure pour le vulgaire profane: ces messieurs les philosophes avoient entr'eux un argot comme la troupe de Cartouche : les facéties que Voltaire publioit contre la religion, étoient les marons que raton tiroit du feux, au risque de se griller les pattes : et les marmitons étoient ceux qui ne trouvoient point plaisant qu'on dérangeât leur feu, pour tirer les marons.

Le maréchal de Richelieu s'amusoit de l'esprit de Voltaire, mais sa philosophie lui paroissoit dangereuse : un grand seigneur juge des choses de ce monde autrement qu'un poète: Richelieu, malgré sa légèreté apparente, sentoit qu'il ne falloit pas sacrifier la monarchie et la nation à des turlupinades, à des bouffonneries d'arlequin ; il regardoit ces farces impies en homme d'état, en politique; d'Alembert et Voltaire, ou si l'on veut, Bertrand et Raton, ne songeoient qu'à profiter des marons pour leur gloire et pour leur fortune, sans s'embarrasser de ce que deviendroit la France après eux : ils poursuivoient en riant une entreprise, dont la fin leur eût peutêtre coûté bien des larmes s'ils avoient assez vécu pour en être les témoins.

Un autre motif de la haine de d'Alembert contre Richelieu, c'étoit l'irrévérence de ce courtisan à

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