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Après vingt ans d'oubli, le Kain, soit que le rôle de Brutus lui parût brillant, soit à l'instigation secrète des philosophes, ce qui est plus vraisemblable, fit une tentative pour remettre au théâtre cette triste et lugubre déclamation; mais il choisit bien mal son temps. En 1763, au milieu des réjouissances de la paix, pendant qu'on représentoit au Théâtre Français une p¤tite pièce charmante, intitulée l'Anglais à Bordeaux, le Kain imagina d'attrister Paris par l'image de ce meurtre abominable; il se flattoit que la gaîté et les grâces de l'Anglais à Bordeaux feroient supporter l'horreur de la Mort de César ; c'étoit une espèce de conspiration contre le public, à qui l'on faisoit acheter bien cher le plaisir de voir la petite pièce. L'Anglais à Bordeaux, étoit alors un riant jardin dont on ne pouvoit approcher qu'en marchant sur le sang et les cadavres. Le Théâtre Français ressembloit au sérail où l'appartement d'une jolie sultane est gardé par un nègre hideux, l'effroi de la nature.

Ce nouveau genre de persécution ne dura pas longtemps: malgré le jeu de le Kain, malgré l'enthousiasme de quelques écoliers de rhétorique, enfin malgré la protection de l'Anglais à Bordeaux, il fallut retirer la tragédie après six représentations; tandis que la petite pièce n'en suivit que plus lestement le cours de son succès, affranchie du tribut onéreux qu'on avoit imposé à la curiosité.

Ce chef-d'œuvre se reposa encore pendant vingt ans, et dans cet intervalle, l'opinion se forma, la philosophie travailla les esprits, et prépara les voies aux Brutus modernes.

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Ce fut alors que la Mort de César n'eut qu'à se montrer pour plaire; et les femmes du bon ton se pâmèrent sur les tirades fanatiques de Brutus et de

Cassius, comme Philaminte sur les madrigaux de Trissotin: elle fut jouée pendant le règne de la terreur, comme une pièce exemplaire ; mais on supprima le discours d'Antoine qui s'appitoie sur le sort du tyran. A cette harangue, lâche et pusillanime, on substitua une scène vigoureuse où Brutus et Cassius s'applaudissoient de leurs prouesses philantropiques et vomis- › soient d'épouvantables blasphêmes contre les dieux de Rome. Les dieux sont aussi des tyrans aux yeux de cette espèce de républicains qui font consister la liberté dans l'anarchie.

L'amour de la patrie, dans un cœur honnête et vertueux, est le premier de tous les sentimens ; mais jamais l'amour de la patrie n'a commandé le crime. Montesquieu, dont le génie n'a point été affranchi du tribut que tout écrivain paie à la mode, a parlé d'une manière louche et vague de l'assassinat de Brutus ; il n'a pas osé le blâmer pour ne pas contredire trop ouvertement l'enthousiasme d'une fausse liberté qui dominoit alors dans les écrits philosophiques; son cœur, qui le conduisoit alors mieux que son esprit, ne lui a pas permis de faire l'éloge d'un meurtre dont la raison et l'humanité s'indignent également ; il rappelle un ancien préjugé des petites républiques grecques, admis à Rome comme une loi, et qui faisoit à chaque citoyen un devoir d'assassiner l'usurpateur de la souveraine puissance; mais il ne dit pas que les véritables usurpateurs de la souveraine puissance étoient les sénateurs eux-mêmes ; qu'eux seuls accréditoient ce préjugé, pour s'en servir contre les bons citoyens qui, comme les Gracques, entreprirent de rétablir les lois et la liberté ; il ne dit pas que Sylla, tyran bien plus cruel que César, a été loué et honoré par le sénat parce qu'il étoit chef de la faction patricienne ; et que

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César, le plus humain et le plus généreux des mortels, a péri victime de l'orgueil du sénat, parce qu'il étoit à la tête du parti populaire, et qu'il détruisoit la tyrannie patricienne, qui, depuis long-temps, accabloit l'empire; enfin, Montesquieu ne dit pas que, dans l'affreux chaos d'un état où l'on ne connoissoit plus que la loi du plus fort, le chef qui rétablit l'ordre sous un titre légitime déféré par le peuple, n'est point l'usurpateur de la puissance souveraine, mais le bienfaiteur de la patrie et le restaurateur de la république Montesquieu connoissoit assez l'histoire romaine pour penser ainsi ; mais il connoissoit trop l'esprit du moment pour le dire.

:

L'ancien despotisme du sénat que les fanatiques appeloient liberté, étoit désormais démontré impossible, et la mort même de César ne fut pas capable de le rétablir; Brutus et Cassius sont coupables, envers la patrie, de tout le sang, des proscriptions et des guerres civiles; ils sont coupables de toutes les cruautés des premiers empereurs romains; c'est le souvenir de César assassiné dans le sénat, qui a fait des Tibère, des Caligula, des Néron: Brutus et Cassius ne sont aux yeux du vrai philosophe, que des furieux et des frénétiques qui ont couvert d'un nom sacré leur ambition et leur orgueil.

Il seroit injuste de condamner d'après ces principes, la pièce de Voltaire; une tragédie n'est pas une discussion politique : le poète doit faire parler les hommes d'après leurs passions et leurs préjugés ; mais on peut reprocher à l'auteur d'avoir ridiculement avili Antoine, d'avoir défiguré César par des traits de grossièreté bien étrangers à son caractère : le plus poli des hommes n'auroit jamais parlé aux sénateurs assemblés plus durement qu'on ne parle à des

valets; il n'auroit pas dit aux premiers citoyens de

Rome :

Vous qui m'appartenez par le droit de l'épée,

Si vous n'avez su vaincre, apprenez à servir, etc.

Ún politique aussi adroit que César ne s'adresseroit pas au sénat pour lui demander crûment le titre de roi cette scène extravagante est d'un déclamateur, et non d'un poète.

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Quand on expose une conspiration sur la scène, elle doit être déjà formée quand la pièce commence ; les obstacles qu'elle éprouve dans l'exécution, forment le noeud et produisent l'intérêt : dans la tragédie de Voltaire, qui n'a que trois actes, la conspiration ne se forme qu'au second; elle est exécutée en un clin-d'œil; les conjurés n'éprouvent aucun danger; César se livre à leurs poignards sans défiance; aussi la salle même où il donne audience au sénat est celle où se trame le complot; on peut à chaque instant y être entendu et surpris par tout le monde ; mais de pareils conjurés n'ont pas besoin du secret; et la confiance de César est poussée jusqu'à l'imbécillité ; l'intérêt est dévoilé, par conséquent nul; quand César parle, c'est à lui qu'on s'intéresse ; quand les conjurés déclament, on est tenté de les admirer quelquefois ; mais plus souvent ils font horreur. On peut appliquer à l'effet de cette pièce le mot du financier qui, assistant à la Judith de Boyer, déploroit la mort d'Holopherne, et l'on pourroit retourner ainsi l'épigramme de Racine :

Je pleure, hélas ! sur ce pauvre Cés❤,
Si méchamment mis à mort par Brutus.

Souvent le dialogue est faux ; souvent une vaine en

flûre prend la place de l'éloquence; il y a aussi du sublime, des vers admirables, des tirades magnifiques; mais tout cela sent le jeune homme qui préfère l'éclat à la solidité : la scène où Brutus apprend aux conjurés qu'il est fils de César, est pleine d'affreuses beautés : celle où Brutus fait un dernier effort sur le cœur de César, me paroît la meilleure et la plus tragique ; mais César y parle si raisonnablement, que Brutus s'y montre non-seulement comme un fils dénaturé, mais encore un fanatique insensé, qui s'irrite contre la lumière. G.

L.

ALZIRE.

СЕТТЕ

ETTE tragédie est du meilleur temps de Voltaire. En 1732, il donna Zaïre, le premier et le plus heureux des ouvrages de sa nouvelle manière qu'il sembloit avoir apportée de Londres. Celle de Corneille et de Racine ne lui avoit réussi qu'une fois dans Œdipe, et ne paroissoit pas devoir le mener loin; mais il éprouva bientôt que ses innovations n'étoient pas à l'abri des accidens. Adélaïde du Guesclin, qui vint après Zaïre, fut sifflée, malgré le clinquant des déclamations, le romanesque des situations, et tout le charlatanisme moderne. Mais il lui manquoit ce charme victorieux de la philosophie, qui a valu à Voltaire le titre pompeux de créateur de la tragédie philosophique. Quoiqu'on ne sache pas trop ce que c'est que la tragédie philosophique, c'est un domaine que les enthousiastes de Voltaire ont jugé à-propos de

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