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contre elle, et que je risquois de me perdre moi-même, je changeai de tactique, j'ôtai ma malheureuse per'ruque avant qu'on m'en fît l'affront, je la pelotai en l'air, et j'en fis moi-même un objet de risée. En effet, quelques jours après, l'animadversion publique étant calmée, je restai la tête à perruque la moins poursuivie, je dirai presque la plus respectée parmi les deux ou trois autres qu'on trouvoit parmi nous. J'appris dès-lors qu'il faut avoir l'air d'abandonner volontairement ce que nous ne pouvons empêcher qu'on

ne nous ôte ».

Cette belle éducation terminée, Alfieri entre dans le monde, et d'enfant maussade devient homme insociable. Il est possédé de la manie de voyager la plus déraisonnable, puisqu'il ne veut rien voir, rien connoître, ni les villes, ni les campagnes, ni les monumens, ni les arts, ni la littérature, ni les mœurs, ni les hommes; rien n'égale son ardeur d'aller dans une ville, si ce n'est celle d'en partir; de parcourir un royaume, si ce n'est son empressement à en sortir. On le voit sans cesse courant, crevant les chevaux qu'il aime avec fureur, fuyant les hommes qu'il déteste avec fureur encore ; et lorsqu'il ne s'adonne pas à quelques amours ignobles, peu délicats, très-dangereux, et souvent pour lui très-funestes, aimant quelques femmes toujours avec fureur, comme il avoit aimé dans son enfance un carme qui lui retraçoit l'image de sa sœur. La fureur, la frénésie, la rage et les pleurs voilà son état habituel. Un domestique fidèle lui tire-t-il un cheveu par mégarde? il lui fend la tête d'un coup de chandelier. Va-t-il en Prusse, et est-il présenté à Frédéric?« En le voyant, dit-il, je n'éprouvai aucun mouvement ni de surprise, ni de respect, mais bien de colère et de rage: mouveinens

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qui toujours se fortifioient et se multiplioient en moi à la vue de tout ce qui n'alloit pas comme il eût été convenable ». Lisoit-il Plutarque? Mêmes empor temens furieux. « Je relus, dit-il, jusqu'à cinq ou six fois les vies de Timoléon, César, Brutus, Pélo

pidas et d'autres encore, avec des cris, des pleurs et de tels transports, que j'entrois presqu'en fureur..... J'étois comme hors de moi, et je versois des larmes de douleur et de rage en me retrouvant né en Piémont. S'il y avoit eu quelqu'un dans la chambre voisine, -on m'auroit certainement cru fou ». Auroit-on eu tort? Et lorsque quelques pages après on le voit s'écrier, en passant sur un champ de bataille dont le sol venoit d'être fertilisé par les corps d'un grand nombre de combattans, que les esclaves ne sont réellement nés que pour engraisser la terre, n'auroit-on pas pu lui demander si les guerres étoient moins fréquentes du temps des Grecs et des Romains, et si les compatriotes et les contemporains de Timoléon, de Brutus et de Pélopidas, n'avoient pas aussi engraissé la terre ?

Alfieri ne hait pas seulement les individus, il déteste les nations, et toujours avec fureur. Piémontais, Italiens, Espagnols, Prussiens, Russes, dont il ne respecte que la barbe, tous sont l'objet de son aversion ; mais aucun peuple ne l'est autant que le Français. Il est impossible de voir une haine plus vigoureuse ce sentiment est empreint dans plusieurs de ses écrits; il en avoit même composé un uniquement pour l'exhaler; et de même que l'empereur Julien avoit, en haine de la barbe, fait le Misopogon, de même Alfieri, en haine des Français, a fait le Misogallo. Il avoit eu pour maître à danser un Français ridicule; il avoit vu passer à Turin quelques XI. année.

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dames françaises qui avoient mis du rouge: voilà la première origine de ses préventions contre les Français. Il n'a pas moins de rage et de fureur contre notre langue, notre prononciation, et surtout la prononciation de l'u, qu'il appelle l'horrible u français. Cet horrible u lui avoit toujours déplu par la petite bouche que font les lèvres de celui qui le prononce. « On voit dit-il, les petites lèvres se contracter en parlant, comme si elles souffloient sur un potage bouillant ». On croiroit entendre le maître de philosophie de M. Jourdain lui dire: La voix u se forme en allongeant les deux lèvres en dehors, sans les rejoindre tout-à-fait, u, et M. Jourdain lui répond: u, u, il n'y a rien de plus véritable: on fait la moue, u.

Je reviendrai encore sur ces singuliers Mémoires dans un second article, où je parlerai plus particu>lièrement du second volume. A.

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X XIX.

Suite du même sujet.}

SI le second volume de ces Mémoires présente un grand et étonnant contraste avec le premier, ce n'est pas, comme je l'ai déjà remarqué, dans le caractère du héros il est toujours également violent, impétueux, déraisonnable, furieux; il ne pleure et ne frémit guère moins, et il éprouve presqu'aussi fréquemment des accès de rage, et des transports de frénésie. On lui en donne, il est vrai, dans les dernières années de sa vie, de plus justes raisons: maïs

on gâte tout en passant les mesures convenablés, et l'excès et la généralité de ses ressentimens les rend presque toujours injustes, comme l'exagération de ses sentimens les plus louables les rend ordinairement condamnables ou ridicules. Sans doute il faut détester la tyrannie; mais la voir dans toute autorité douce et légitime, dans toute distinction sociale, quoique par une contradiction singulière on se montre trèshier, très- orgueilleux du rang qu'on occupe dans la société; provoquer et applaudir par des écrits forcenés de renversement de tous les trônes, la destruction violente du pouvoir le plus modéré, voilà un épou vantable excès qui ôte à Alfieri le droit de se plaindre de tous les excès qui ont eu ces furieuses doctrines pour cause ou pour prétexte.

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Je sais qu'il y a des personnes qui, oubliant que toute vérité, toute raison, et même toute grandeur réelle est dans la modération, regardent ces violentes aberrations et ces fougueux écarts de l'imagination comme l'apanage du génie; Alfieri paroît être de ce nombre. En plus d'un endroit de ses Mémoires, il semble mépriser beaucoup ceux dont les pensées, les paroles, les sentimens, les affections respirent une raison modérée : cela lui paroît un état d'apathie et de mort: on n'est plus à ses yeux qu'un automate, un esclave, etc. Je suis persuadé que c'est d'après ces fausses idées que l'amour-propre d'Alfieri a pu trouver son compte à nous raconter les actions ridicules de sa vie, à exposer à tous les yeux et à transmettre à la postérité toutes les folles bizarreries de son caractère. Tant de gens pensent en effet que ces singularités et ces boutades sont les indices du génie! Combien de fois n'a-t-on pas prétendu excuser parmi nous un homme qui a trop souvent déshonoré les dons les

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plus brillans de l'esprit et du génie par ses emportemens furieux, par l'injustice et la grossière expression de sa haine, en disant que c'étoit précisément dans cette prodigieuse irritabilité qu'étoit la source de son talent! Je ferai quelques observations sur un préjugé si flétrissant pour le talent, l'esprit et le génie : et d'abord, s'il falloit acheter à ce prix ces facultés si brillantes, si enviées, seroient-elles donc si désirables? Si, par exemple, pour arriver à la réputation qu'il a laissée comme écrivain, Alfieri a dû passer par toutes les cruelles épreuves qu'il a dues à son caractère intraitable; si cette haine qu'il portoit presque à tout le monde et à toutes les institutions, ce mécontentement qu'il avoit de lui-même, ces pleurs à chaque instant versées sans savoir pourquoi, cette rage et cette fureur exhalées à tout propos sans motif raisonnable, étoient le pronostic et la condition de ses talens, ce pronostic est bien étrange, et cette condition bien rigoureuse il n'y a réellement pas compensation. Enfin, si le génie qui a enfanté des tragédies qu'on ne regarde pas comme incontestablement belles, a dû nécessairement être associé à un caractère qui a dé– terminé tant d'actions bien incontestablement déraisonnables et folles, c'est une funeste association pour celui à qui elle est échue en partage. Mais non il n'en est pas ainsi : quand je considère, au contraire, les hommes les plus illustres de tous les âges, poëtes, orateurs, philosophes, je vois un merveilleux accord entre la noblesse de leur caractère, la dignité de leur conduite et la beauté de leur imagination, la force de leur génie. Cet accord est surtout remarquable dans les hommes qui ont honoré les lettres et la France sous le règne de Louis XIV. N'excusons donc point les torts impardonnables d'Alfieri, de

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