vulgaires, elles laissent à la pensée toute son indépendance et à l'homme toute sa dignité : cette manière de s'associer au mérite des inventeurs, et à la reconnaissance qui leur est due, est assez honorable pour que l'homme de bien la recherche, et multiplie autant qu'il le peut ces relations qui lui font prendre part à tout le bien qui s'opère autour de lui, dans sa patrie, au profit de tous les hommes. Les Sociétés instituées pour répandre les connaissances utiles ont réellement fait tout ce qui était en leur pouvoir; mais pour elles les progrès des méthodes d'instruction se sont trouvés au-delà des limites du possible. Remarquons encore, au sujet de ces méthodes, que leur perfectionnement ne peut procéder que par degrés, et qu'entre l'enseignement actuel et celui dont nos descendans jouiront dans quelques siècles, il n'y a peutêtre pas moins de distance qu'entre la première lunette et le télescope d'Herschell, qu'entre le feutre grossier des Kalmouks et le magnifique tissu de Cachemire. De ce que des hommes sortis des anciennes écoles ont étonné le monde par les hautes conceptions de leur génie, l'étendue et la profondeur de leur savoir, on a conclu que leurs études avaient été dirigées par des maîtres trèshabiles on a fait honneur aux jésuites des talens que Voltaire aurait eus sans eux. C'est ainsi que la réputation d'un médecin se fonde quelquefois sur des cures extraordinaires dont la nature seule a fait tous les frais. L'enseignement ne sera bon que lorsqu'au sortir des écoles le jeune homme n'aura plus qu'à suivre dans le monde la route que ses instituteurs lui auront tracée, à continuer ses études sur le même plan, au lieu de les recommencer par d'autres méthodes, comme l'ont fait jusqu'à présent nos littérateurs et nos savans les plus illustres. On annonce fréquemment des procédés nouveaux pour apprendre à lire, écrire, calculer, et l'expérience n'est pas toujours contraire aux inventeurs. Il y a donc tout près de nous, à notre portée, de précieux moyens d'abréger la durée des études primaires, au profit du bonheur de l'enfance et de l'instruction de la jeunesse. Si l'on parvient, comme il y a tout lieu de l'espérer, à mettre dans la tête des jeunes gens plus de connaissances qu'ils n'en acquièrent aujourd'hui, et dans un tems plus court, on aura véritablement ajouté deux ou trois années à la vie utile de l'homme; et de plus, à son entrée dans la carrière sociale, le nouveau membre de la société sera mieux préparé pour ses travaux, ses fonctions, ses devoirs, son bien-être. Ainsi, dans le même tems et par le même nombre d'hommes, plus de choses seront faites et avec plus de perfection; plus de moyens de bonheur seront accumulés et mis en commun; la part de chacun sera plus grande améliorations immenses qui seront amenées par les progrès des méthodes d'enseignement, quand même les autres divisions de nos connaissances demeureraient stationnaires, ainsi que leurs applications. Les associations formées pour arriver à ce beau résultat encourageront, exciteront, aideront les recherches; mais elles ne les dirigeront pas. Il ne faut point de programmes pour le génie, pour l'esprit créateur; et une méthode d'enseignement qui serait nouvelle en plusieurs points essentiels aurait les difficultés et le mérite d'une création. Notre système d'instruction publique a besoin d'une révision. Nos écoles ont sans doute une juste célébrité; l'Angleterre même cherche à les imiter: mais nous bornerons-nous à être aussi bien que tel état voisin et mieux que tel autre? Ne faut-il pas considérer les choses en elles-mêmes, relativement au degré de perfection qu'elles peuvent atteindre ? On ne peut contester que les jeunes gens sortis des colléges avec un esprit juste et toutes les connaissances que l'on acquiert dans ces établissemens, ceux mêmes qui ont paru avec le plus d'éclat dans les concours, et dont la tête a été chargée de couronnes littéraires, ont tous l'intime conviction qu'ils auraient pu faire plus en moins de tems, et mieux choisir les objets de leurs études. Voilà, par rapport aux méthodes d'enseignement, la décision de leurs juges naturels. Dans l'état actuel des nations, il ne suffit point de distribuer l'instruction à la jeunesse, c'est dans la population tout entière qu'il faut répandre des connaissances. Cette grande entreprise doit être précédée et préparée par une statistique intellectuelle bien complète et surtout philosophique. La justesse des observations y est beaucoup plus essentielle que l'exactitude des chiffres: on ne s'y borne point à l'indication et à l'évaluation des connaissances généralement répandues, et à leur distribution dans la masse nationale; on applique les mêmes recherches aux préjugés, aux erreurs de toute espèce, et c'est dans cette partie du travail que l'esprit philosophique doit guider les investigateurs. Quoique, dans toutes les opérations de notre intelligence, rien ne soit plus difficile que d'atteindre une limite et de s'y arrêter, et par conséquent d'être rigoureusement exact, l'expérience a fait voir que l'appréciation de l'importance relative des vérités est suffisamment juste pour les applications que l'on en fait mais quant aux erreurs, comment estimer leur influence? Comment faire entrer dans l'évaluation de leur funeste pouvoir la force de l'habitude, l'autorité des exemples et des traditions de famille? Les observateurs auront besoin de la plus scrupuleuse attention, quelle que puisse être leur habileté. Il est évident qu'un travail aussi vaste, et dont l'exécution doit être rapide, exige un très-grand nombre de coopérateurs actifs et zélés: c'est donc à une, Société qu'il faut le demander avec instance; il faut inviter tous ses membres à y prendre part; il faut leur montrer l'étendue et l'urgence du besoin auquel ils auront pourvu, et l'importance de ce qu'ils auront fait pour leur patrie. Les exemples de statistique intellectuelle publiés jusqu'à présent ne peuvent être considérés que comme des essais ; ils ne sont que l'inventaire des richesses, et le passif est omis: une nation peut être à la fois très-instruite et très-arriérée, et même hors des voies du perfectionnement intellectuel, suivant la nature et le nombre des erreurs qui exercent sur elle un empire fortifié par le tems, et qui ne peut être contrebalancé par l'autorité récente d'un trop petit nombre de vérités. Mais comment former et organiser une Société pour la rédaction d'une statistique intellectuelle de la France (1)? On sent bien que ses membres devront être épars sur tout le territoire. Ils auront à faire une étude plus nouvelle et plus difficile qu'on ne le pense communément; rien n'est plus rare que la connaissance de cette partie d'une nation que l'on nomme peuple; et, avant de procéder comme si l'on attachait à ce mot des idées justes et par conséquent philosophiques, on fera bien de soumettre ses opinions sur cet objet à un examen des plus sévères. (1) Ce projet, dont l'exécution avait rencontré de grands obstacles sous la dernière administration, paraît devoir être mis à exécution d'ici à peu de mois, par le concours d'un assez grand nombre d'hommes éclairés et amis du bien public, parmi lesquels sont plusieurs des rédacteurs de la Revue Encyclopédique. N. du R. Lorsqu'on aura la certitude qu'aucun préjugé ne déformera les objets, et qu'on les verra tels qu'ils sont, il sera tems de commencer les observations. On ne tardera pas sans doute à reconnaître une masse inerte et non susceptible d'impulsion par aucune force du raisonnement, sur laquelle l'imagination seule exerce son empire, que l'on peut émouvoir, mais qu'on n'éclairera point. Les préjugés grossissent cette masse aux dépens de la partie de la nation qui conserve la faculté de s'instruire. N'est-ce pas à cette partie la plus précieuse de toute population qu'il faudrait appliquer le nom de peuple, lorsqu'il s'agit d'instruction populaire ? Le cultivateur ne donne ses soins qu'aux terrains fertiles, et ne s'obstine point à rendre productifs les rochers, les sables mouvans, les champs envahis par des plantes qui résistent aux défrichemens. S'il est vrai, comme on a cru pouvoir le déduire d'une longue suite d'observations, que l'aptitude à l'instruction s'accroît dans les enfans en raison des progrès intellectuels des familles et des nations, nos descendans seraient, à cet égard, mieux partagés que nous ne le fûmes; chaque génération nouvelle se présenterait avec une intelligence plus nette, plus prompte ou plus vigoureuse; les connaissances acquises se répandraient de plus en plus, et cette masse inerte qui se refuse à l'instruction diminuant sans cesse, elle ne serait plus, comme de nos jours, une partie considérable de la population : elle se réduirait d'elle-même à ce qu'elle sera nécessairement à toutes les époques de l'existence de la race humaine, aussi long-tems que l'intelligence ne sera pas également répartie entre tous les individus. On ne ferait aucun bien à ceux que l'on tenterait d'instruire en dépit de la nature et des préjugés, et l'énergie que l'on eût appliquée ailleurs avec succès s'épuiserait en vains |