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soulever le moment d'après, il sent combien il est peu de chose, lui, devant tant d'attente et de curiosité; il sent que si son talent n'est rien, il faut que sa probité soit tout; il s'interroge avec sévérité et recueillement sur la portée philosophique de son œuvre; car il se sait responsable, et il ne veut pas que cette foule puisse lui demander compte un jour de ce qu'il lui aura enseigné. Le poëte aussi a charge d'âmes. Il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde. Aussi espère-t-il bien, Dieu aidant, ne développer jamais sur la scène (du moins tant que dureront les temps sérieux où nous sommes) que des choses pleines de leçons et de conseils. Il fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la salle du banquet, la prière des morts à travers les refrains de l'orgie, la cagoule à côté du masque. Il laissera quelquefois le carnaval débraillé chanter à tue-tête sur l'avant-scène; mais il lui criera du fond du théâtre : Memento quia pulvis es. Il sait bien que l'art seul, l'art pur, l'art proprement dit, n'exige pas tout cela du poëte; mais il pense qu'au théâtre surtout il ne suffit pas de remplir seulement les conditions de l'art. Et quant aux plaies et aux misères de l'humanité, toutes les fois qu'il les étalera dans le drame, il tâchera de jeter sur ce que ces nudités-là auraient de trop odieux le voile d'une idée consolante et grave. Il ne mettra pas Marion de Lorme sur la scène, sans purifier la courtisane avec un peu d'amour ; il donnera à Triboulet le difforme un cœur de père; il donnera à Lucrèce la monstrueuse des entrailles de mère. Et, de cette façon, sa conscience se reposera du moins tranquille et sereine sur son œuvre. Le drame qu'il rêve et qu'il

tente de réaliser pourra toucher à tout sans se souiller à rien. Faites circuler dans tout une pensée morale et compatissante, et il n'y a plus rien de difforme ni de repoussant. A la chose la plus hideuse mêlez une idée religieuse, elle deviendra sainte et pure. Attachez Dieu au gibet, vous avez la croix.

12 février 1833.

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ACTE PREMIER

AFFRONT SUR AFFRONT

PREMIÈRE PARTIE

Une terrasse du palais Barbarigo, à Venise. C'est une fête de nuit. Des masques traversent par instants le théâtre. Des deux côtés de la terrasse, le palais splendidement illuminé et résonnant de fanfares. La terrasse couverte d'ombre et de verdure. Au fond, au bas de la terrasse, est censé couler le canal de la Zuecca, sur lequel on voit passer par moments, dans les ténèbres, les gondoles, chargées de masques et de musiciens, à demi éclairées. Chacune de ces gondoles traverse le fond du théâtre avec une symphonie tantôt gracieuse, tantôt lugubre, qui s'éteint par degrés dans l'éloignement. Au fond, Venise au clair de lune.

SCENE PREMIÈRE.

De jeunes, seigneurs, magnifiquement vêtus, leurs masques à la main,
causent sur la terrasse.

GUBETTA, GENNARO, vêtu en capitaine; DON APOSTOLO GAZELLA, MAFFIO ORSINI, ASCANIO PETRUCCI, OLOFERNO VITELLOZZO, JEPPO LIVERETTO.

OLOFERNO.

Nous vivons dans une époque où les gens accomplissent tant d'actions horribles qu'on ne parle plus de

celle-là, mais certes il n'y eut jamais événement plus sinistre et plus mystérieux.

ASCANIO.

Une chose ténébreuse faite par des hommes ténébreux.

JEPPO.

Moi, je sais les faits, messeigneurs. Je les tiens de mon cousin éminentissime le cardinal Carriale, qui a été mieux informé que personne. Vous savez, le cardinal Carriale, qui eut cette fière dispute avec le cardinal Riario, au sujet de la guerre contre Charles VIII de France?

GENNARO, bâillant.

Ah! voilà Jeppo qui va nous conter des histoires! - Pour ma part, je n'écoute pas. Je suis déjà bien. assez fatigué sans cela.

MAFFIO.

Ces choses-là ne t'intéressent pas, Gennaro, et c'esttout simple. Tu es un brave capitaine d'aventure. Tu portes un nom de fantaisie. Tu ne connais ni ton père. ni ta mère. On ne doute pas que tu ne sois gentilhomme, à la façon dont tu tiens une épée; mais tout ce qu'on sait de ta noblesse, c'est que tu te bats comme un lion. Sur mon âme, nous sommes compagnons d'armes, et ce que je dis n'est pas pour t'offenser. Tu m'as sauvé la vie à Rimini, je t'ai sauvé la vie au pont de Vicence. Nous nous sommes juré de nous aider en périls comme en amour, de nous venger l'un l'autre

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