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d'Adrien, les lois reprendre leur empire, une certaine liberté rentrer au sénat, la vie humaine recouvrer son prix; le repos et la gloire de la seconde moitié de sa vie ne purent effacer les impressions de la première, et il se souvint toujours ou d'avoir craint pour sa vie, ou d'avoir été étonné de ne pas craindre. On parle de gens touchés par la foudre, auxquels il en est resté un tressaillement involontaire. Il est telles pages de Tacite où l'on sent ce tressaillement.

Avec plus de justice pour l'antiquité païenne, M. de Chateaubriand aurait reconnu dans Tacite la majestueuse mélancolie qu'il attribue exclusivement aux auteurs chrétiens. Il eût créé le mot pour Tacite. Pline le jeune était sur la voie, lorsqu'il caractérisait l'éloquence d'un des plaidoyers de Tacite par le mot grec σepos, qui signifie cette impression de gravité majestueuse qu'on reçoit des choses di

vines.

V. Autres différences entre Tacite et ses devanciers.

D'autres différences entre Tacite et ses devanciers ont été autant de nouveautés durables dans l'histoire.

Avant Tacite, la matière de l'histoire est sur les champs de bataille ou au forum. Il y avait peu dé choses secrètes. Le peuple savait par ses tribuns ou par les accusations publiques ce qui se passait au sénat. Pour écrire les annales de Rome républicaine, l'art de raconter était plus nécessaire que le don de

conjecturer. Salluste, César et Tite-Live y ont excellé; rien de ce qui se voit par les yeux et s'entend par les oreilles ne leur a échappé.

Au temps de Tacite, l'histoire est tout entière à la cour de l'empereur. Au sénat, au peuple, a succédé un seul homme en qui se sont absorbés tous les droits et tous les pouvoirs. A cette mobilité, à ce bruit a succédé le silence; à tout cet éclat de la vie publique, le secret. Les faits même qui se passent au grand jour, les faits de guerre sont mystérieux. L'empereur conduit la guerre par des lieutenants que font mouvoir ses courriers, et qui doivent trouver l'art de vaincre sans donner d'ombrage. On ne sait des événements que ce que César veut qu'on en sache; une seule chose est certaine, parce qu'il y a danger à en douter; c'est qu'en toute guerre César est victorieux.

La morale d'alors, c'était l'intérêt du prince : la loi de lèse-majesté en était la sanction. Nulle conduite n'était assurée, d'être innocente. Il y avait le même risque à flatter trop qu'à ne point flatter du tout. On était mis à mort pour un écrit satirique, pour s'être fait prédire de grands biens par un diseur de bonne aventure, pour descendre de quelque ami de Pompée, pour avoir fait un songe où figurait l'empereur. Une raillerie coûtait la vie au consulaire Fufius; sa vieille mère mourait pour l'avoir pleuré'. Les casuistes de cette morale étaient les délateurs, vrais chiens de chasse de César, comme les appelle énergiquement l'Anglais Gordon2,

1. Annales, livre VI, chapitre x.

2. Political discourses upon Tacitus, by Th. Gordon.

à la piste de tous ceux dont la mort pouvait être lucrative, et qui les prenaient par des mots, des signes, des soupirs, par le silence.

Connaître le caractère du prince, chercher dans son humeur, dans ses craintes, dans sa cupidité, quelquefois dans sa folie, la cause des événements et la destinée des personnes; chercher la conduite des individus dans ce qu'ils avaient à craindre ou à espérer du prince; découvrir l'extrême bassesse sous l'affectation de la franchise, et les derniers raffinements de l'adulation dans certaines manières de dire la vérité; ressentir la tristesse publique, et ce malaise insupportable des temps de tyrannie, où l'on quitte si facilement la vie, depuis qu'elle n'est plus qu'une tolérance d'un tyran; telle était la tâche de l'historien de ces tristes époques, et Tacite y a été sans égal.

Dans cette histoire tout intérieure les portraits doivent tenir une grande place. Tacite en a fait plus à lui seul que tous ses devanciers, et de plus vrais. Ceux-ci peignent les personnages non d'après nature, mais par induction, et sur leur renommée. Les portraits de Catilina, de César, de Caton, dans Salluste; ceux d'Annibal, de Scipion, dans Tite-Live, sont fort goûtés pour la beauté du langage; mais on y reconnaît plutôt le signalement du rôle que la physionomie de la personne. Au temps de Tacite, où les actions n'étaient que des apparences dont on se couvrait, et la conduite que l'art de défendre sa vie, c'est dans l'inaction inquiète, ou dans des actions derrière lesquelles le personnage se dérobe, que Tacite cherche et dé

couvre les caractères. La renommée ne lui fournissait rien de certain; elle était ou complaisante, ou enchaînée, ou égarée par cette politique de duplicité et de secret profond qui est propre au despotisme. Il fallait tout conjecturer. La nature humaine, telle que le pouvoir absolu la déforme et l'avilit, n'a rien eu de caché pour Tacite. Il a connu tous les vices qu'il engendre; il a connu le caractère de protestation sublime qu'il donne à toutes les vertus. Outre cet instinct du génie à qui se révèle le monde invisible des volontés et des pensées, il trouvait dans le souvenir de son propre malaise, sous Domitien, le secret de cette corruption de la peur qui a fait plus d'une fois commettre des crimes sans méchanceté.

Les portraits de Tacite ne sont pas des compositions savantes et systématiques : ils sont variés et vrais comme la vie. Le peintre s'étudie à réduire le nombre des traits; mais ceux qu'il choisit sont si caractéristiques, qu'ils nous mettent en présence des originaux. On dirait ces fortes esquisses où la main d'un grand artiste n'a rendu que les traits que l'âme illumine; c'est plus la personne que tels portraits finis où sont exprimés tous les points que touche la subtilité de la lumière.

Racine songeait sans doute aux caractères et aux portraits de Tacite, quand il l'a appelé le plus grand peintre de l'antiquité. Ce n'est pas l'art des anciens perfectionné; c'est un art nouveau. Tacite est plus près, dans les portraits, des modernes illustres que des anciens, et de notre Saint-Simon, par exemple, que de Salluste ou de Tite-Live. Je

préfère pourtant à cette brièveté sublime la liberté du pinceau de Saint-Simon, et cette fougue d'exécution qui fait de ses portraits de courtes et saisissantes biographies, où le personnage se meut sur la toile, marche, change, se contredit, se dément, vit pour ainsi dire sous nos yeux, et nous rend aussi bien ses contemporains que ceux qui l'ont connu et qui ont reçu de lui du mal ou du bien.

Une autre beauté des livres de Tacite, dont le caractère est tout moderne, ce sont les récits des morts fameuses. La matière en était riche sous les Césars. Autour de l'empereur, et jusqu'où il pouvait avoir à convoiter ou à craindre, s'étendait l'empire de la mort violente. Une vieillesse trop longue avec de grands biens; la jeunesse et le talent, trop près du trône par la naissance; une âme libre, même dans l'obscurité et le silence; des soupirs entendus derrière une cloison; un nom de l'ancienne Rome qui résistait à se prostituer; tout cela bornait toute vie à l'heure présente. La loi de majesté tuait au grand jour; les centurions, les empoisonneuses tuaient dans l'ombre. Ceux même qui mouraient de maladie n'étaient pas sûrs que l'empereur n'y eût pas mis la main, et ils l'instituaient leur héritier pour le protéger contre le soupçon d'empoisonnement, et pour protéger leurs enfants contre sa vengeance.

Mais les honnêtes gens ne mouraient pas seuls. Les empereurs se lassaient de leurs instruments. Il arrivait un jour où, à force de s'engraisser des dépouilles d'autrui, le favori devenait une proie tentante pour le maître. Le maître lui-même était,

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