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c'est la volonté de l'homme qui choisit entre l'un et l'autre, de telle sorte que, dans la distribution du bonheur et du malheur, la part de chacun est proportionnée à ses mérites.

Ces sublimes doctrines faisaient le fond de la philosophie morale au temps de Tacite. Agricola les avait apprises de son père Julius Græcinus, mort sous le règne de Caligula pour n'avoir pas voulu du rôle d'accusateur. Nul doute que Tacite n'en eût été nourri. Ses écrits respirent la force d'âme qu'on y puisait. Mais il n'en est pas plus fanatique que des vieilles libertés républicaines. S'il crut à la Providence de Sénèque, d'Épictète, de Marc-Aurèle, il se garda bien de le dire, et il laissa dans ses livres les dieux officiels, pour n'avoir pas à exclure du ciel, avec les dieux, les Césars que l'adulation y avait placés. Il n'adopta pas non plus du stoïcisme les excès de sa morale, ni l'insensibilité, qui en est la perfection. Il n'aurait pas approuvé que, pour s'épargner du trouble, on ne s'affligeât pas du malheur d'un ami, et qu'un père s'abstînt de punir un fils coupable, pour ne pas se déranger du soin de son propre esprit. Toutes ces exagérations blessaient sa raison, et n'allaient pas à ses habitudes de prudence. Car cette insensibilité, ce mépris des affections, cet amour pour la mort considérée comme un affranchissement, tout cela n'était qu'un sublime défi jeté aux princes auxquels on voulait ôter le plaisir de la cruauté, en rendant la nature insensible à la douleur, et en refusant aux bourreaux les souffrances de la victime. Rien ne pouvait être plus suspect aux Césars, n'y ayant pas

de plus grand danger pour un mauvais gouvernement que la popularité du mépris de la vie.

Caractère plus ferme que passionné, Tacite sut cheminer entre l'adulation et la protestation; il trouva par le travail, par la pureté de son foyer, le secret de s'estimer, même en courbant le front, et il eut le genre de vertu le plus efficace alors, celui de n'être complice d'aucun des crimes du despotisme impérial, et d'avoir sa part dans tout le bien qu'il laissa faire. Il retint surtout des enseignements de la philosophie stoïcienne la résignation à la mort, non-seulement comme la fin commune, mais comme une chance plus prochaine pour les honnêtes gens. Junius Rusticus avait péri sous Domitien pour avoir appelé Thraséas le plus saint des hommes. Si Tacite avait eu à traverser le règne de quelque autre Domitien, et qu'il se fût trouvé un délateur pour dénoncer le sublime passage où il personnifie la vertu dans ce sage héroïque', je ne doute pas qu'immolé comme Rusticus, il ne fût mort comme Thraséas. Mais par cette fatalité heureuse qui donna à Rome une suite d'empereurs honnêtes gens et doux, les énergiques portraits que Tacite avait tracés des Tibère et des Néron le protégèrent sous leurs successeurs, lesquels comprirent que le procès fait aux mauvais princes est le meilleur éloge des bons.

1. Annales, livre XVI, chapitre XXI.

IV. Caractère et nouveauté de l'histoire dans les écrits de Tacite.

L'impression qui reste des écrits de Tacite, est une impression de gravité. Le sujet y est sans doute pour beaucoup. Cette succession de crimes, ces délateurs, ce sénat qui se décime par peur, ces débauches sanglantes, la toute-puissance aux mains d'hommes qu'elle enivre, qui tous commencent par le bien, même Néron, mais que le droit de tout faire impunément rend bientôt furieux, comme certains hommes les liqueurs fortes; ce mystère redoutable qui enveloppe le Palatin, quel sujet de plus graves lectures? Mais on en lit autant dans Suétone, et plus encore car là où s'est arrêté Tacite, soit pudeur, soit art, Suétone n'hésite pas à afficher la majesté impériale et à nous révéler tout ce qu'ont vu les murs du Palatin. Il s'en faut même qu'il ait manqué de talent pour faire valoir ces tristes curiosités, ou d'honnêteté pour s'en indigner. Quelqu'un pourtant s'est-il avisé de qualifier Suétone de grave historien? Cette impression de gravité résulte donc moins des faits que du caractère même de l'historien, et Tacite a mérité d'être appelé par Bossuet le plus grave des historiens, parce qu'il est le plus moral.

La morale, dans les écrits de Tacite, est une croyance de l'homme, et non une beauté du genre; et c'est par là qu'il est supérieur à ses devanciers. Salluste sait à merveille les causes des dissensions civiles; il a étudié les effets de la corruption, du

luxe, de l'ambition des chefs, sur les mœurs et la constitution d'une république; mais cette morale n'est pas assez près des faits, et il y manque l'accent de l'honnête homme. La morale, dans Tite-Live, c'est l'admiration des belles actions et des grands caractères, et une illusion touchante qui le porte à remplir de grands hommes le passé de son pays. Pour César, la morale n'est que son jugement personnel sur les hommes et les choses, selon l'aide ou les difficultés qui lui en viennent. Il ne sait donner aux hommes d'autres leçons que ses pensées, d'autres exemples que ses actions. Il n'y a pour lui d'autre sagesse humaine que les motifs, bons ou mauvais, qui le font agir. Tacite juge les hommes dans sa conscience, et selon des règles qu'il appliquait à sa propre conduite. Sa morale est de sentiment.

Du reste, il fait sortir les événements de leurs véritables causes, les passions et les caractères. Il est beau pour l'antiquité, il est glorieux pour Rome que ce soit un ancien, un Romain qui le premier ait rendu cet hommage à la liberté humaine, d'y chercher les causes des événements, et de renvoyer aux hommes la responsabilité de ce qui leur arrive. Tacite découvre les intentions sous les paroles, les desseins sous les actes, l'homme sous le rôle. Son impitoyable sagacité le dispute avec la dissimulation des Césars, et si reculées que soient leurs retraites, il sait y pénétrer. En vain Tibère rend des édits pour écarter tout le monde des chemins par où il doit passer, en vain il se tient caché à Caprée comme au fond d'une tanière d'où il ne communique que par des signaux avec l'Italie, Tacite le suit partout et

l'entend penser tout bas. Il arrache de ce cœur que rendait cruel le mépris des hommes encore plus que la brutalité, le secret de son inquiétude et de son ennui; et sur cette cime de rocher, où, les yeux fixés vers la rive italienne, épiant l'arrivée du vaisseau qui doit lui annoncer la mort de quelque ennemi, Tibère se croit seul et sans témoins, Tacite est assis à ses côtés.

Il se plaît dans ces ténèbres des arrière-pensées, et comme d'autres ont eu l'imagination des événements, il a l'imagination des conjectures. Il ne laisse aucun faux-fuyant par où le coupable puisse échapper. C'est comme la bête fauve autour de laquelle les chasseurs ont formé l'enceinte; il faut qu'elle vienne se faire tuer à l'une où à l'autre fuite. On pourrait même reprocher à Tacite le luxe de ses conjectures entre plusieurs motifs contraires, on hésite, et quelquefois ce doute profite au coupable. C'est ainsi que quelques esprits éminents, Voltaire entre autres, de peur d'en trop croire, ont nié, et se sont donné le beau rôle de défendre la nature humaine contre l'historien.

Les histoires de Tacite ressemblent, à cet égard, aux Maximes de La Rochefoucauld. De même qu'après la fronde, espèce de chasse sanglante qu'on donnait au Mazarin, pour se partager ses dépouilles, il était demeuré à l'auteur des Maximes un fonds de mépris pour les hommes qui lui fit réduire tous leurs mobiles à un seul, l'intérêt; de même, après le règne de Domitien, l'âme de Tacite fut atteinte d'une défiance irréparable. Vainement devait-il voir, sous les règnes réparateurs de Nerva, de Trajan et

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