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lactée, lactea ubertas1, du dernier. Un peu plus de trente ans après la mort de Tite-Live, il en naîtra un quatrième, auquel il sera donné d'achever cet idéal par une profondeur de pénétration et une émotion de langage inconnues jusqu'à lui. Et par une de ces harmonies du monde moral dont toutes les grandes littératures offrent quelque exemple, en même temps que la réunion des quatre historiens de Rome composera un modèle incomparable d'histoire, nous aurons, pour chacun des grands changements de ce pays, l'historien le plus propre à le retracer. TiteLive, l'historien poëte, nous racontera les fables de son origine et son agrandissement prodigieux; Salluste, la corruption insensible de Rome au milieu des dépouilles du monde dont elle est gorgée; César, ses efforts pour se renouveler par la guerre civile; Tacite, sa lente dissolution.

VII. Des défauts de Tite-Live.

Parmi les défauts de Tite-Live, le plus grave peut-être, c'est qu'écrivant l'histoire de la nation la plus politique de l'antiquité, il manque de curiosité et d'intérêt pour la politique intérieure de son pays. Il néglige presque entièrement la constitution de Rome, par laquelle, selon Montesquieu, elle triompha de Carthage. Si quelques faits intérieurs l'invitent à s'en occuper, il n'approfondit pas; et, soit sur les desseins du sénat, soit sur les luttes des partis, soit sur certaines grandes mesures qui tou

1. Quintilien: neque illa Livii lactea ubertas.

chent à la constitution, il se réduit au rôle de témoin, voyant les choses du dehors et de loin, ne cherchant pas à pénétrer, et confiant dans les talents de ceux qui gouvernent. Admirable disposition pour écrire l'histoire de tout ce qui se passe au dehors et en plein jour, guerres, émotions populaires, scènes de forum, mais qui ne convient plus lorsqu'il s'agit d'événements intérieurs, de motifs secrets, de conseils, lorsque le sort de Rome dépend de quelque résolution prise entre les quatre formidables murs où délibérait le sénat.

Toutefois ne demandons pas compte à Tite-Live, avec la rigueur de nos idées sur les devoirs de l'historien, de ce qu'il laisse à regretter du côté de la politique. Depuis que l'histoire se fait dans les archives, et qu'à l'imagination qui anime et rend présent le passé, à la raison qui en retrouve l'ordre et la suite, à la sensibilité qui s'émeut de ses vicissitudes, nous préférons la sagacité qui pénètre les secrets ressorts de la politique, la dissertation qui discute les témoignages, et le talent d'exposer si différent du talent de raconter, non-seulement nous pourrions le trop blâmer de ce qui lui manque, mais ne pas assez apprécier ce qu'il a. Si je me permets de ne pas trouver Tite-Live assez politique, c'est en le comparant à son temps, à son devancier de plus d'un siècle, Polybe, lequel lui donnait un si bon modèle dans ses récits des guerres puniques, en recherchant, en examinant, en découvrant les ressorts de la conduite qui, en moins de cinquantetrois ans, rendit les Romains maîtres de presque tout le monde connu.

Les autres défauts de Tite-Live sont ceux de ses qualités mêmes, de cette abondance limpide et nourrissante, lactea ubertas, dont Quintilien semble parler avec la sensualité de madame de Sévigné voulant faire d'un certain traité de Nicole un bouillon pour l'avaler; de ce talent de narrateur où Tite-Live n'a pas été surpassé; de ce don de poésie par lequel son Histoire ressemble à une épopée. Par l'abondance, il est entraîné quelquefois dans la diffusion, et l'on est d'autant plus fàché de le voir diffus, qu'en d'autres endroits, où le détail était nécessaire, on l'a trouvé ou laconique ou muet. Par le talent de narrateur, il touche au conteur. Le dramatique seul le touche, et, si la vérité n'y prête pas, j'ai peur ou qu'il ne la néglige, ou qu'il ne l'embellisse. Cependant Niebuhr a passé toute mesure en disant de Tite-Live qu'il n'éprouve ni conviction ni doute. Ce qu'il faut dire, c'est qu'il est convaincu à la manière des poëtes, de sentiment plutôt que par les règles de la critique historique, et que, toutes les fois que l'historien doute, c'est le narrateur qui décide. Il dit quelque part : « Je ne vou« drais rien tirer d'assertions sans fondement, ce qui « n'est que trop le penchant des écrivains, » quo nimis inclinant scribentium animi. Voilà un mot où il se trahit. Entre deux faits dont l'un est sec et l'autre intéressant, c'est vers le second qu'il incline; entre le vrai qui le priverait d'un beau récit et le vraisemblable qui lui en fournit la matière, il choisira le vraisemblable. Et comme toutes les qualités ont leurs piéges, en même temps que son talent de narrateur le fait glisser dans l'inexactitude, son patrio

tisme le porte à préférer le vraisemblable qui sert la gloire des Romains au vrai qui leur fait

tort.

Enfin, ayons le courage d'ajouter que ce grand écrivain, ce noble esprit, n'est pas exempt de légèreté. Le don poétique et presque virgilien de Tite-Live le rend trop sensible au merveilleux des traditions qui flattent l'orgueil de son pays. Le dommage n'en est pas grand, quant aux commencements de Rome, à cause de l'impossibilité à peu près certaine de les éclaircir. Et lorsque je considère les réalités que nous donne la critique moderne en dédommagement des illusions qu'elle veut nous ôter, les négations sèches qu'elle oppose à des récits charmants et pleins d'intérêt, les dissertations dont elle étouffe ces poétiques annales, les matériaux qu'elle entasse au pied du noble monument pour l'architecte inconnu qui doit tenter quelque jour de le refaire, je m'en tiens à la Rome des écoliers, et j'aime mieux croire avec les enfants à Numa et à la nymphe Égérie, avec Corneille au combat des Horaces et des Curiaces, que douter avec Niebuhr sans prouver, et détruire sans remplacer. La crédulité de Tite-Live n'est à surveiller que pour les époques où les témoignages ne manquent pas; car il est probable que son penchant au merveilleux persiste, là même où il a plus de moyens de savoir la vérité. Encore ne faudrait-il pas lui en vouloir beaucoup. Son tort serait celui de toute l'antiquité, qui, dans tous les arts, songeait à plaire bien plus qu'à instruire, ou à n'instruire qu'à la condition de plaire. L'historien, dans la pensée de Quintilien, n'est

qu'une sorte d'orateur tenu de plaire à son lecteur, comme l'orateur à son auditoire. Dans la brillante revue qu'il fait, au livre X, des historiens grecs et latins, il ne les apprécie et ne les compare que par les qualités de la mise en œuvre, le tour d'esprit, les caractères du style, nullement par ce qu'ils ont fait ou négligé de faire dans l'intérêt de la vérité.

La conclusion de tout cela est qu'il faut lire TiteLive avec précaution. Cette réserve n'est pas difficile. Les séductions d'un auteur ancien, au temps où nous vivons, ne sont pas irrésistibles. Ni les passions, ni le tour d'imagination de notre époque, ni le désir de trouver dans un auteur des preuves pour ou contre quelque opinion du jour, ne se mêlent au pacifique intérêt de la vérité recherchée dans un passé si lointain et sans application directe au présent. Il nous sera done aisé de nous défendre contre les charmes du plus brillant des narrateurs et de lui demander, dans l'occasion, si le vrai qu'il a négligé ne vaut pas mieux que le vraisemblable qu'il a imaginé; pourquoi il a été infidèle; si c'était faiblesse du narrateur ou partialité du citoyen pour son pays. Toutefois ne soyons pas dupes de notre prudence, et par trop de peur d'un bien petit danger, comme d'admirer plus qu'il n'est juste un Régulus, un Fabius, un Scipion, ou d'être un peu trop Romains contre les Samnites ou les Carthaginois, ne nous privons pas du plaisir qu'ont tiré de la lecture de Tite-Live tant d'esprits excellents, y compris La Fontaine, qui, le lisant un jour dans le jardin d'une hôtellerie,« s'y attacha tellement, dit-il, qu'il se

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