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reçu sous son nouvel empire le monde romain fatigué des guerres civiles, il n'y eut pas un homme de sens qui regrettât l'ancien parti républicain. Trop de héros de ce parti avaient prouvé qu'en s'y attachant ils n'avaient fait que se tromper sur le moyen d'arriver plus sûrement aux avantages de pouvoir et d'argent qu'ils poursuivaient sous son drapeau; trop de faux patriotisme, trop d'orgueil de caste, trop de cet amour de la liberté pour soi et son parti, s'y étaient mêlés à la vertu solide et au vrai courage de quelques hommes, pour qu'on songeât à prendre parti dans cette querelle vidée, et qu'on ne sût pas gré à Auguste d'en avoir fini, à Philippes, avec les écoliers de Caton; à Actium, avec les exécuteurs testamentaires de César. TiteLive devait penser à cet égard comme tout le monde, outre que, par son esprit généreux, élevé, sensible au malheur, fort porté d'ailleurs au dramatique, et plus occupé, dans les actions des hommes, de ce qui paraît au dehors que de ce qui reste caché, des passions que des intérêts, il n'était capable, ni de l'énergie, ni des petitesses de l'esprit de parti.

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C'est un républicain à la façon d'Horace chantant Régulus et l'âme indomptable de Caton, à la façon de Virgile faisant présider par ce même Caton l'assemblée des âmes vertueuses aux champs Élysées. Tous les trois admiraient Rome, sa grandeur, sa gloire, regrettaient, non ses institutions, dont je doute qu'aucun d'eux se fût rendu compte, même Tite-Live, mais tout ce que les traditions nationales racontaient de l'héroïsme de ses citoyens. Les es

prits excellents, et la remarque en est vraie surtout des écrivains, sont rarement justes et ne sont jamais tendres pour le présent. Le mal qu'ils y sentent plus vivement que les autres les empêche d'y voir le bien, qui d'ailleurs n'y a jamais la grandeur que donne l'éloignement; et il est rare qu'ils ne soient pas touchés de quelque forte prévention, soit de regret pour le passé, soit d'espérance pour l'avenir. Ceux en particulier qui regrettent le passé s'en font des images merveilleuses de désintéressement, de vertu, de grandeur d'âme, pour se consoler de ce qui se fait autour d'eux; et de même que, dans le présent, la grandeur des résultats leur est dérobée par la petitesse des causes apparentes et par l'agitation intéressée de tous ceux par qui ces résultats s'accomplissent, de même, dans le passé, les mêmes misères des moyens et des acteurs principaux leur sont dissimulées par la grandeur des résultats. C'est l'illusion familière à Tite-Live, et Salluste n'y a pas échappé. Cependant il y a, sur ce point, entre les deux historiens, une différence très-marquée.

IV. Différences entre la morale de Salluste et celle de Tite-Live.

Je doute que Salluste ait été dupe de l'idéal qu'il nous a tracé, dans le préambule du Catilina, des temps de Rome jusqu'à la fin des guerres puniques. Tous les traits en sont si hors du vrai, qu'on ne peut voir dans cette peinture si flatteuse des pre

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miers siècles de Rome, ou qu'une satire de son temps, ou qu'une déclaration de pureté et de vertu pour s'attirer du crédit, ou qu'un morceau de rhétorique inspiré par l'imitation des Grecs quelque usage littéraire d'alors. Peut-être y a-t il de toutes ces choses à la fois. Quoi qu'il en soit, nous avons été insensible aux séductions de ce préambule, et, au lieu d'y prendre confiance en la vertu de Salluste, nous ne nous en sommes tenu que plus en garde contre les jugements d'un historien qui fait cesser toute vertu et expirer toute morale au moment même où vont commencer ses récits. Salluste imagine le bien en homme qui ne le pratique guère. Ses peintures sont fabuleuses là où celles de Tite-Live ne sont qu'un peu flattées.

C'est que Tite-Live est un honnête homme, qui juge les autres par son propre fonds, et qui nonseulement croit à la vertu, parce qu'il en est capable, mais qui connaît la source des belles actions, comme Salluste devine les motifs secrets des mauvaises. Il a cette sorte d'intelligence des honnêtes gens, plus rare que celle des plus habiles parmi ceux qui ne savent pas la morale ou qui y sont indifférents; il voit se former au fond des grandes âmes les résolutions héroïques; il connaît ce que peut un homme sous une impulsion de générosité ou sous l'empire du devoir, il pénètre les grands citoyens, parce qu'il les aime. Je m'en rapporte à Salluste faisant le portrait de quelque factieux turbulent, ou de quelque gouverneur romain dépouillant sa province il s'y connaissait; mais j'ai foi en Tite-Live me parlant d'un Fabius

ou d'un Paul-Émile il trouvait dans un cœur droit et sensible le secret de leurs grandes actions et l'art de nous les rendre présentes par la vivacité de ses récits.

V. De la sensibilité de Tite-Live comparée à celle de
Virgile.

C'est Quintilien qui a noté le premier, parmi les qualités de Tite-Live, la sensibilité. Il ne le dit pas en termes exprès les anciens n'ont pas de mot qui l'exprime clairement; non qu'ils n'aient connu là chose, mais parce que cette disposition n'y a inspiré aucun ouvrage en particulier, et que, dans ceux où il paraît quelque sensibilité, c'est comme une liberté timide et inconnue que prend l'âme humaine, sous l'empire de mœurs, de religions, de gouvernements qui lui étaient antipathiques. On reconnaît la sensibilité dans le mérite que Quintilien attribue à Tite-Live d'exceller, plus qu'aucun autre historien, dans l'expression des passions, et principalement, dit-il, des passions douces, affectus dulciores 1. Cet éloge n'est pas seulement vrai des harangues de Tite-Live, il l'est encore de ses récits, dont les plus beaux sont ceux où il peint, c'est trop peu dire, où il sent lui-même ces passions. Cette sensibilité le rend heureux, comme un contemporain, des victoires de son pays, malheureux de ses défaites, et il y a dans sa partialité

1. « Affectus quidem, præcipue eos, qui sunt dulciores, ut parcissime dicam, << nemo historicorum commendavit magis » (De l'Institution oratoire, X, 1.)

« Je

même, soit l'illusion d'un témoin qui a grossi les choses par l'espérance ou par la crainte, soit le dépit d'un fier Romain battu qui nie sa défaite ou qui n'en veut pas faire honneur à son ennemi. Après la bataille de Cannes, comme un Romain de ce temps-là que la douleur eût suffoqué : n'essayerai pas, dit-il, de peindre le désordre et la terreur dans les murs de Rome; je succomberais sous la tâche. » Succumbam oneri! Il courbe la tête sous le désastre de son pays, et s'étonne d'être encore vivant; il est muet de douleur et d'inquiétude; puis, avec Rome qui peu à peu se ranime, il relève la tête et respire enfin à la vue d'Annibal allant se prendre au piége des voluptés de Capoue'.

La sensibilité est un don commun à Tite-Live et à Virgile. Ils se ressemblent tous deux par cette faculté supérieure et charmante par laquelle le poëte et l'historien s'aiment moins que les créations de leur esprit, et vivent pour ainsi dire de la vie qu'ils leur ont donnée. Virgile souffre pour Didon délaissée, et porte dans son sein les ennuis de la veuve d'Hector; il pleure la mort du jeune guerrier dont un javelot a percé la blanche poitrine. C'est trop peu, ce feu de tendresse se répand sur tout ce qu'il voit, sur tout ce qu'il décrit. Il s'intéresse à l'herbe naissante qui ose se confier à l'air attiédi par le printemps; il est tour à tour la génisse exhalant son âme innocente auprès de la crêche pleine, l'oiseau à qui les airs même sont funestes, et qui meurt au sein de la nue, le taureau vaincu qui aiguise ses cornes contre

1. M. Daunou, dans ses savantes leçons sur Tite-Live (Cours d'Études historiques, tome XIII), a fait cette remarque avant moi.

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