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LUCAIN,

OU

LA DÉCADENCE.

PREMIÈRE PARTIE.

VIE DE LUCAIN.

Marcus Annæus Lucanus naquit à Cordoue, en l'an 38 de notre ère, de Marcus Annæus Méla, chevalier romain, frère de Sénèque, et d'Acilia, fille d'Acilius Lucanus, lequel avait quelque réputation comme orateur officiel, et n'était pas sans talent. A l'âge de huit mois, dit un ancien commentateur, il fut amené à Rome, «< afin que son génie, qui devait remplir le monde de sa renommée, reçût les premières leçons dans la capitale de l'univers. » Le même commentateur ajoute qu'il arriva, ainsi que pour Hésiode enfant, que des abeilles voltigèrent autour de son berceau et se posèrent même sur ses lèvres, « soit pour y recueillir la douce haleine du poëte enfant, soit pour présager ses destinées futures. » Je doute que des abeilles aient bourdonné autour de Lucain nouveau-né, quoique Pline le

naturaliste veuille que nous prenions au mot cette ingénieuse allégorie dont les Grecs voilaient le berceau plein d'avenir du poëte; mais ce que je sais très-bien, c'est que Lucain fut livré tout enfant aux rhéteurs et aux grammairiens qui avaient la réputation de corrompre avec le plus de talent le jugement et le goût de leurs disciples. Ce que je sais encore, c'est que l'allégorie des abeilles venant se poser sur ses lèvres comme sur une fleur qui ne doit son parfum et son miel qu'à la nature, ne convient qu'aux génies simples et grands qui ont l'instinct du beau, et qui n'expriment que ce qu'ils sentent, naïvement et sans effort, et non à un poëte de talent dont l'éducation a gâté le naturel, et que de mauvais maîtres ont accoutumé à exprimer ce qu'il ne pensait pas.

Ce fut Sénèque qui se chargea de produire son neveu Lucain. Sénèque tenait le premier rang à la cour de Néron: Lucain fut donc élevé à la cour; l'air des courtisans philosophes fut sa première nourriture. Sa vie commence par quelque chose de faux; mais à Cordoue, le mal eût été le même, s'il n'eût été pis. Les parents de Lucain y tenaient aussi un rang distingué à la cour; mais c'était une cour de proconsul, une cour au petit pied, où l'adulation est un peu plus basse, parce que l'objet adulé est un peu moins haut. Son grand-père l'aurait bercé au bruit des harangues de félicitation qu'il débitait aux proconsuls nouveaux venus. Il n'y avait aucun recoin du monde romain où un poëte pût naître et grandir en liberté; le pouvoir impérial absorbait tout: Lucain, né dans l'antichambre d'un

proconsul, grandit dans l'antichambre d'un empe

reur.

:

Au reste, vous voyez comme tout cela s'est fait. Annæus Méla est honnête homme; il vit retiré dans la province; il est peu ambitieux pour lui-même, mais il l'est beaucoup pour son fils; Sénèque, son frère, est bien avec l'empereur et a de la réputation: que peut-il faire de mieux que de lui envoyer son. fils? Sénèque l'instruira et le poussera. Voilà donc Lucain transplanté à Rome il suit les leçons de Remmius Palémon le grammairien, et de Virginius Flaccus le rhéteur; il apprend la philosophie sous Cornutus. Il fait de rapides progrès, il étonne tout le monde par ses talents précoces; il déclame en grec et en latin devant un auditoire transporté. Son oncle Sénèque lui donne des matières d'amplification, et il amplifie à ravir; on lui apprend l'art de développer les idées qu'il n'a pas, de plaider une cause à laquelle il ne s'intéresse pas, d'affirmer et de nier ce qu'il ne sait pas.

Cette jeune imagination espagnole, si riche et si impatiente, qu'il fallait prendre garde d'éveiller trop tôt de peur que, dans sa première fougue, elle ne se prît trop vivement aux mots et aux images, et qu'elle ne finît par y rester, - à peine l'a-t-on vue poindre qu'on l'épuise: on met de la chaux vive au pied de cette jeune plante vigoureuse qui n'avait besoin que des sucs ordinaires et d'un peu de temps pour produire d'excellents fruits, et à qui cette chaleur factice ne fera jeter que du feuillage. Au lieu de distraire ce génie dont la facilité est effrayante, de l'apaiser, de lui cacher ces lueurs folles

de la vogue, qu'il prend de loin pour la gloire; au lieu de le laisser pousser, se fortifier, gagner de quoi suffire quelque jour aux veilles glorieuses qui l'attendent, prendre du corps et des forces physiques, afin que le premier regard favorable du monde, le premier applaudissement de ses contemporains ne lui coûtent pas, comme à Perse, ses che· veux, ses yeux, ou sa vie; on le souffle, on l'excite, on donne un auditoire à cet enfant qui n'a besoin que d'une palestre ou d'un jeu de paume; on lui décerne le prix de la déclamation vide et sonore, à lui qui ne devait concourir que pour le prix de la course au Champ-de-Mars. Laissez passer l'enfant poëte, haut à peine de deux coudées, qui va monter en chaire et imiter les phrases finales et les gestes de son maître Palémon; qui se prend pour un vieillard, parce qu'il passe à côté d'enfants de son âge; qui s'ennuie de porter la prétexte et ne veut pas attendre l'époque légale de la toge; qui a un cercle noir autour des yeux, et je ne sais quoi de las sur la face pauvre enfant que vous offenseriez grièvement, si vous aviez le malheur de le prendre sur vos genoux!

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A vrai dire, la faute de tout cela n'est à personne. Quand il est dans la loi des choses qu'une époque ne produira ni un génie complet, ni un monument de belle littérature, tout s'y trouve disposé pour que les plus hautes facultés avortent et pour que le génie même aboutisse à ce que nous appelons du talent. Telle est l'époque de Lucain. Il n'était donné à personne d'y échapper. Le mensonge sous les formes de la convenance, les complaisances de

cour érigées en profession, la vie publique commençant avant la robe virile, la déclamation salariée par l'État, non-seulement comme art, mais comme enseignement public des seuls moyens d'arriver aux professions libérales : telles sont, avec d'autres encore, les abeilles qui voltigent sur le berceau de Lucain. A peine sa langue est-elle déliée et son intelligence ouverte, que Sénèque le présente à ses amis, courtisans comme lui; et voilà cet enfant qui, au lieu d'écouter les hommes d'âge mûr, en est écouté; voilà qu'au lieu de recevoir, c'est lui qui donne; au lieu de recueillir, comme dans les beaux temps de la Grèce, les oracles des vieillards, c'est l'enfant qui rend des oracles aux vieillards. Ses dispositions brillantes, son goût précoce et passionné pour la poésie, fleurs précieuses qu'on a déchirées dans le bouton pour les faire éclore plus vite, Sénèque les regarde comme un moyen de fortune rapide, comme un apprentissage des emplois de cour. Méla n'a pas envoyé son fils à Rome pour qu'il s'ébatte sur les bords du Tibre avec des enfants d'esclave ou d'affranchi, ni pour qu'il joue au jeu du roi1, comme faisaient les Curius et les Camille. Lucain est à Rome pour faire son chemin.

Voyez, au contraire, l'époque de Lucrèce, de Virgile, d'Horace : cette époque comportait de grands écrivains et de grands ouvrages; aussi combien elle respecte l'enfance de ces trois hommes ! Ceux-là se font présenter à leur siècle, non pas par un oncle bien en cour, mais par d'admirables ou

1.

At pueri ludentes: Rex eris, aiunt... (Horace, Epitres, I, 1, 59.)

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