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s'explique l'opposition du jeune Caton, attaquant les vices avec l'exaltation d'un sectaire de la vertu. Pour les autres, il fallait succomber, chacun selon sa nature; les bons pour s'en relever, avec de beaux débris de leur vertu; les faibles ou les mauvais, pour y rester ensevelis.

Je veux bien que Salluste n'ait pas été dans les mauvais; mais faut-il le mettre dans les bons? S'il n'eût failli que comme tout le monde, aurait-il songé à s'en confesser publiquement, et avec une sorte de solennité, en tête de ses écrits? La morale de son temps ne demandait pas cette satisfaction. Mais il en avait plus fait qu'elle n'en pouvait excuser. Si l'obscurité qui couvre sa vie publique le protége contre des chefs d'accusation précis, les richesses trop fameuses au sein desquelles il la termina le taxent plus qu'homme de son temps de cette soif de l'argent que la morale même d'alors flétrissait par la bouche de Cicéron, dénonçant les dilapidations de Verrès, et, plus éloquemment encore, par l'exemple de ce même Cicéron, revenant de son gouvernement de Cilicie, les mains pures, nonseulement de toute rapine, mais même de ces dons de joyeux avénement par lesquels les provinces conjuraient la rapacité de leurs gouverneurs. C'est sur des tables d'or, payées des dépouilles de l'Afrique, qu'il écrivit contre le luxe de la noblesse; c'est au milieu de tableaux, de statues, de ciselures, dans les délices de ces jardins appelés de son nom, dont il suffisait autrefois de gratter le sol pour en exhumer des chefs-d'œuvre, qu'il composait les harangues de Marius et de Catilina contre le luxe

des ouvrages d'art, et contre ces richesses des nobles, que ne pouvait épuiser la folie de leurs excès '.

V. Que les plus grands écrivains sont les plus honnêtes gens.

Faut-il donc, en ce qui regarde Salluste, cesser de croire à cette maxime, le premier dogme dans la religion de l'art, qu'il n'y a de beaux écrits que par l'accord des actions et des paroles, et que les plus grands écrivains sont les plus gens de bien?

Non, et quelles que fussent les apparences, il faudrait se débattre jusqu'à la fin contre un doute qui ruinerait la vérité elle-même, en ruinant l'autorité des hommes divins qui ont reçu le don de l'exprimer dans leurs écrits. Je n'y veux pas croire, quant à moi, ni pour mon pays, où la maxime contraire ne serait qu'un injurieux paradoxe, ni pour aucun pays ayant laissé au monde un ouvrage de littérature durable.

Mais, s'il est vrai que le plus grand doit toujours être le plus homme de bien, il y a des degrés entre les grands écrivains, et nul ne peut faire passer dans ses écrits plus de beauté morale qu'il n'en a dans son âme. Il faut savoir reconnaître ces degrés, se garder de tout éblouissement, aimer mieux la vérité que Platon, ou plutôt n'aimer dans Platon que la vérité qu'il a vue d'un cœur droit ou d'un

1. « Tamen summa libidine divitias vincere nequeunt. » (Catilina, xx.)

esprit libre de passion. S'agit-il d'un homme supérieur dont la vie a donné prise à de graves reproches? il faut se défendre de ses séductions, conserver la liberté de sa conscience même dans cette douceur de s'abandonner à un maître; il faut chercher courageusement s'il n'y a pas dans ses écrits quelque imperfection littéraire qui trahit des imperfections de caractère ou des vices de cœur.

C'est dans cet esprit que j'ai étudié Salluste, averti par sa vie de me défier de ses écrits. Je n'y ai reconnu ni la sensibilité de Cicéron, ni cet amour du grand, par le génie et par la vertu, qui enflamme Tite-Live pour les fondateurs de la grandeur romaine, ni l'amertume vertueuse de Tacite. Salluste s'indigne un peu à froid; je crains qu'il n'y ait chez lui du faux honnête homme se cachant derrière ses protestations de vertu. Cette sorte de pruderie peut tromper plus d'une personne. A la distance où nous sommes de Salluste, dans le manque de preuves de fait, par la faveur que le talent jette sur l'homme, de bons juges même y sont pris. Nous l'avons vu par ces apologistes de Salluste, lesquels n'ayant pas la force de le trouver imparfait comme écrivain, en ont voulu faire un parfait homme de bien.

Un auteur consommé, tel que Salluste, peut, à force d'art, imiter la conviction d'un homme de bien. Que dis-je ? par cette contradiction de notre nature, qui nous fait aimer la vertu dont nous sommes incapables, sa raison peut se révolter contre les images de ses propres vices. Mais on sentira, dans ses pages les plus sévères, ou l'homme qui veut faire illusion aux autres, ou l'homme qui ne peut pas se faire

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longtemps illusion à lui-même. En voici un exemple tiré du préambule de Jugurtha. Salluste y parle, en spectateur aigri, des mœurs du temps présent, en comparaison desquelles il trouve à louer l'époque où il exerçait de grandes magistratures. La peinture en est forte; Caton l'Ancien, dont on l'accusait de voler les mots', n'eût pas mieux rudoyé son époque. Tout à coup il s'interrompt : «< Mais, dit-il, je me laisse emporter trop loin et à trop de franchise dans le dépit et l'ennui que me causent les mœurs de Rome. Je reviens à mon sujet. » Verum ego liberius altiusque processi, dum me civitatis morum piget tædelque nunc ad incæptum redeo. Est-ce bien là le mouvement d'une âme généreuse qui s'apaise, après avoir déchargé sa colère, et non pas plutôt le scrupule d'un auteur qui craint d'avoir fait une digression trop longue? Quoi de plus sec, et qui sente plus la formule, que ces deux petits mots : piget tædetque, si disproportionnés à de si grands sentiments?

Il est un certain accent que donnent aux écrits un cœur que les passions ont remué, mais point gâté, et la raison, quand elle n'est qu'une conscience pure, jugeant les actions des hommes: cet accent, Salluste ne l'a pas.

Mais si cette beauté suprême lui a manqué, il a toutes les autres dans une perfection qui n'a point été surpassée. Tout ce que le style peut recevoir de lumières d'une raison élevée et fine; tout ce que

1. Dans cette épigramme citée par Quintilien :

Et verba antiqui multum furate Catonis

Crispe, Jugurthinæ conditor historiæ. (De l'Instit. oral., VIII, 3.) 2. Jugurtha, chapitre iv.

l'imagination la plus forte et la mieux réglée peut y répandre de couleurs habilement assorties; tout ce qui peut se faire avec tous les talents de l'écrivain, Salluste en offre des modèles. Semblable à certains hommes qui, avec de grandes qualités et beaucoup d'art pour cacher leurs défauts, parviennent à persuader aux autres qu'outre les qualités qu'ils ont réellement, ils ont encore les qualités des défauts qu'ils cachent; Salluste est un si grand écrivain, et il sait si bien donner le change sur sa vie par ses maximes, que plus d'un lecteur s'y laissera prendre encore, et qu'il y aura toujours quelque péril à exprimer des doutes sur sa moralité.

Nous pourrons donc admirer beaucoup Salluste; mais nous continuerons à croire que le plus beau génie est celui qui tire ses pensées d'une conscience droite et d'un cœur tendre aux choses humaines, et que, parmi les grands écrivains, les plus grands sont ceux qui ont le plus vécu en gens de cœur et en gens de bien. Les anciens ont, pour ainsi dire, tourné autour de cette maxime. Ils définissaient l'orateur L'homme de bien, qui sait parler. Mais les modernes l'ont étendue à toutes les productions de l'art, et en ont fait un principe qui oblige à la fois la critique à être morale, et l'auteur à recommander ses écrits par sa vie. C'est une maxime née de la philosophie chrétienne, c'est une maxime de l'art français. Nos maîtres dans les lettres sont nos modèles dans la vie. On y reconnaît, dans l'art de bien dire, la science de bien faire, et quiconque s'y plaît en vaut déjà mieux. Corneille, Racine,

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