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est vrai des lettres comme de la politique. Je n'y vois qu'un esprit libre, égal, maître de lui-même, tranquille miroir, qui reçoit le vrai et qui le rend comme il l'a reçu. César a voulu raconter de sangfroid, comme s'il se fût agi d'un autre, de grandes choses exécutées avec l'ardeur de la passion. Semblable au général de l'armée d'Italie qui commandait à David de le représenter calme sur un cheval fougueux, il a voulu que, soit dans ses dix années de combat avec la barbarie, soit dans les bouleversements de la guerre civile, toujours en présence de l'extrême péril, toujours au moment de perdre sa fortune, sa gloire et sa vie, son récit le montrât, au-dessus de tant de vicissitudes, indifférent et serein.

Le seul défaut littéraire des Mémoires de César, c'est que l'étude seule et pour ainsi dire la pratique. de l'auteur en peuvent faire goûter les perfections discrètes et cachées. Les ouvrages de ce genre passent par-dessus bien des têtes, j'entends même des têtes bien faites. Ils n'avertissent pas l'esprit; ils ne lui font pas d'avances; leur modestie les lui dérobe. On le dit dans la morale mondaine : Il faut une certaine habileté, même aux honnêtes gens, même à la vertu, pour se recommander et se rendre utiles. La maxime n'est pas moins vraie des auteurs. S'ils ne font rien pour attirer les yeux, ils risquent qu'on ne les voie pas. Un peu de cette habileté ne leur messied donc pas, pourvu qu'elle ne soit qu'un appât innocent pour attirer à la vérité.

III. Salluste est le premier historien de profession chez les Latins.

Cette habileté est une des séductions de Salluste. Salluste est tout art. J'en vois une première preuve dans le plan même qu'il s'était tracé. Au lieu d'écrire la suite des événements de l'histoire romaine, il avait choisi les plus mémorables, pour les traiter séparément. « Je résolus, dit-il, dans le préambule du Catilina, d'écrire les faits du peuple romain, par morceaux détachés, en m'attachant aux plus dignes de mémoire'. » Ainsi l'histoire s'est présentée à lui tout d'abord sous la forme d'une série de tableaux de choix.

Par une première différence entre César et lui, Salluste n'a pas été acteur dans les événements qu'il raconte. La guerre de Jugurtha était finie vingt ans avant sa naissance. Il avait vingt-trois ans à l'époque de la conjuration de Catilina, et il ne paraît pas qu'il en ait été témoin. Quant à sa grande histoire, elle comprenait les temps écoulés entre ces deux événements. Excepté pour quelques-unes des années qui précédèrent le second, et durant lesquelles la jeunesse de Salluste dut recevoir quelques impressions des causes générales qui enfantèrent la conjuration de Catilina, il n'écrivit que ce qu'il avait vu par la force de l'imagination, et par l'étude cri

1. « Statui res gestas populi romani carptim, ut quæque memoria digna videbantur, perscribere. (Catilina, IV.)»

tique des témoignages. Salluste est, chez les Latins, le premier historien de profession.

Les faits militaires ne sont que l'accessoire dans les récits de Salluste. Ce qui y domine, c'est la politique; ce sont les peintures, soit des mœurs générales, soit des personnes; c'est l'explication des actes par les caractères. Même dans les récits des faits de guerre, le technique est subordonné au moral, et il s'y trouve moins de préceptes sur l'art de conduire les armées que de lumières sur les passions qui font mouvoir ces grands corps, et sur les caractères et les intérêts de ceux qui les commandent. La guerre n'est pour Salluste que le dénoûment du drame qui se joue au sein de Rome. On la voit sortir de la jalousie des deux ordres, des passions, des rivalités personnelles, de la soif du pouvoir et de l'argent qui travaillaient alors la république. C'est par là que Salluste est le premier, chez les Latins, qui mérite le nom d'historien politique.

Les caractères de la langue de Salluste sont de deux sortes. Les uns lui viennent du fond même des choses, par lequel Salluste diffère essentiellement de César. Pour des rapports nouveaux, il fallait des manières de dire nouvelles. L'histoire, devenant civile, pour ainsi dire, de militaire qu'elle était dans César; et l'historien, de narrateur des événements, s'en faisant le juge et le peintre, c'est du côté de la politique et de la morale historique que la langue latine s'est étendue. Aux détails délicats sur les caractères et les humeurs, à ces peintures si fines de l'intérieur de l'homme, correspondent des délicatesses et des nuances dont elle s'enrichit

pour la première fois. En même temps que les tableaux la colorent, les réflexions la rendent plus subtile, et les harangues plus chaude et plus harmonieuse. La nécessité de passer du simple au figuré, pour exprimer par des mots de l'ordre matériel des faits de l'ordre moral, l'embellit d'acceptions inusitées. La lumière du style qui, dans les Mémoires de César, n'éclaire que les actions, lesquelles sont les images visibles des pensées, rend visibles, dans les récits de Salluste, les pensées elles-mêmes, et peint tous les mouvements de cet esprit que Salluste proclame si éloquemment éternel et incorruptible.

Au reste, ces qualités de la langue de Salluste, sont les caractères mêmes de la belle latinité. C'est la part d'un écrivain supérieur dans l'œuvre de la langue de son pays. Car, de même que l'empire romain s'est formé des conquêtes successives de ses hommes de guerre; de même le corps de la langue latine s'est formé des inventions de ses grands écrivains. Dans l'empire, on ne reconnaît pas la trace des annexions de territoire; dans la langue on ne distingue pas les accroissements qu'elle a reçus; et de même que du spectacle de l'empire il reste une impression de la grandeur du peuple romain bien plutôt que des qualités particulières de ses grands hommes; de même le corps de la belle latinité donne plutôt l'image générale du génie de ce peuple dans les lettres que des images particulières et diverses de ses écrivains.

Les autres caractères de la langue de Salluste sont l'effet de son tour d'esprit particulier. Le plus saillant est cette concision fameuse, dont parle Quin

tilien, sallustiana brevitas. On ne veut point parler d'une concision qui ajoute au sens ce qu'elle retranche aux mots. Tout discours qui en est marqué, a ce mérite singulier qu'il ne vient à l'esprit de personne de l'y noter. On n'a l'idée de la concision que par comparaison avec un discours diffus, ou parce que l'effet que s'en promettait l'auteur ne répond pas à la peine qu'il y a prise. Il ne faut pas louer Salluste d'avoir réussi dans la première; mais on pourrait le blâmer quelquefois de s'être trop travaillé pour affecter la seconde.

Une preuve que cette recherche de la concision est un défaut dans Salluste, c'est qu'il l'a imitée d'autrui, et qu'il y a été imité lui-même. Or, on n'imite pas les qualités; on les a de nature, et l'exemple d'autrui peut tout au plus vous y fortifier, en vous donnant des motifs de vous approuver de ce que vous faites naturellement. On imite, par faiblesse, pour s'appuyer; on imite, parce qu'on manque de fonds; on imite, soit par illusion, parce qu'on prend pour beau ce qui réussit; soit par vanité, le besoin du succès par la mode étant plus vif que l'amour du vrai. De quelque côté qu'on le prenne, on n'imite que par l'effet d'un défaut, et c'est toujours quelque défaut qu'on imite. Chez un écrivain supérieur, si l'imitation ne vient ni de faiblesse, ni de paresse, peut-être vient-elle du désir de faire de l'effet. Il en est parmi les plus grands qui se sont parfois plus aimés que le vrai, et l'ont quitté pour quelque moyen plus grossier, mais plus prompt, d'attirer les regards. Mais, quels que soient les défauts qu'ils imitent ou par lesquels ils sont imi

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