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conjuration de Catalina; Tacite, ces règnes, dont il n'a reçu, dit-il, ni injure ni bienfait! Quel auteur plus ému de la grandeur du passé romain, plus présent à ces sept siècles employés à conquérir le monde et à fonder un gouvernement libre, quel plus fidèle témoin des temps où il n'a pas vécu, que Tite Live!

C'est trop peu dire; chacun de ces grands historiens a réuni deux conditions et excellé dans deux genres. César, racontant le désastre de Curion en Afrique sur le rapport de quelque officier échappé au glaive des Numides, n'y assiste pas moins par la force de ses impressions qu'aux événements mêmes auquels il est présent, et qu'il dirige ou suscite quelquefois de sa personne. Salluste, écrivant l'histoire de Jugurtha, se transporte au milieu d'événements antérieurs de plus de vingt années à l'époque de sa naissance, et il en est tout aussi témoin que de la conjuration de Catilina qu'il vit éclater à vingt-trois ans. Tacite, né l'année même où Néron montait sur le trône, afin que le châtiment naquît le même jour que le crime, Tacite, presque témoin du règne de ce prince, presque acteur dans les règnes contemporains depuis Galba jusqu'à Vespasien, ne respire pas moins péniblement sous le règne de Tibère, mort dix-sept ans avant sa naissance, que sous celui de Domitien, dont il fut le contemporain et dont il eut à recevoir des honneurs qu'il a confessés presque comme une faute 1.

1. « Dignitatem nostram... a Domitiano longius provectam non abnuerim. » (Histoires, livre I, chapitre 1.)

Nous avons apprécié le premier, celui que Tacite appelle summus auctorum, le plus grand des auteurs, peut-être parce qu'aucun auteur ne l'a été moins. L'ordre des temps nous conduit au second, à Salluste, lequel écrivit son ouvrage entre les Mémoires de César et l'Histoire de Tite Live.

I. Différences particulières entre César et Salluste, quant à la condition de l'historien et au sujet.

C'est une étude toute nouvelle. Entre César et Salluste tout est différent, condition des écrivains, sujet, méthode, langue. Mais, par une admirable propriété de l'esprit humain, autant que par le privilége du genre historique, ce sont deux formes diverses de la même perfection.

César raconte ce qu'il a fait. Voilà une première différence entre Salluste et lui. L'auteur des Mémoires en est le héros. Vous savez quel héros, et avec quel art merveilleux il laisse à ses actes à raconter sa gloire. Mais pourquoi parler d'art? pourquoi supposer ce raffinement de complaisance pour luimême? César faisait les grandes choses, non par des efforts dont la conscience chatouillait son orgueil, mais naturellement et parce que le grand était à la portée de sa main. Pourquoi s'en serait-il prévalu? Il n'en avait pas plus d'étonnement que le commun des hommes n'en a de ses actions journalières, et sa grandeur était si soutenue et si semblable à ellemême à tous les moments, que n'y ayant aucun in-` tervalle où il fût au-dessous de lui-même, il ne pou

vait pas songer à se faire valoir parce qu'il n'avait pas d'occasion de se comparer.

J'admire d'autant plus cette simplicité qu'écrivant ses Mémoires pour se rendre à la fois aimable et redoutable aux Romains, il pouvait être tenté de leur montrer dans sa fortune la part de sa volonté et de leur faire pour ainsi dire les honneurs de sa gloire. Non qu'il ait négligé les séductions; mais il n'usa que de celles qui lui étaient naturelles, et il en recueillit les fruits, non comme un ambitieux charmé d'avoir pris la multitude à quelque appât grossier, mais comme l'effet prévu d'une cause naturelle. Sa modestie fut une de ses séductions. C'est une grâce commune aux deux plus grandes choses de ce monde, le génie et la vertu. J'allais dire c'en est le cachet le plus certain; car le génie, comme la vertu, n'est que le plus grand naturel, et le besoin de se faire valoir ou de se rendre témoignage devant les autres, est le contraire même du naturel, à cause de ce qui s'y mêle de servitude et d'imitation.

Mais cette réserve même ajoute à sa grandeur. Car, quelque modestie qu'il mette à garder le secret de ses résolutions et de ses ressources, quand on le voit, dans la guerre des Gaules, pousser devant lui ces masses belliqueuses, tracer les routes de la province romaine sur ce territoire habité par trente nations, détourner les fleuves, franchir en hiver des montagnes à travers la neige, et, par un même travail, assiéger une armée de quatre-vingt mille hommes, tandis qu'il se protége contre une armée extérieure de quatre cent soixante mille, on est plus près de soupçonner de merveilleux cette histoire

que de ne pas trouver assez grand celui qui l'accomplit.

Ce ne sont d'ailleurs que des faits de guerre que raconte César. Ses descriptions sont purement topographiques; et s'il entre dans quelques détails sur les mœurs des nations qu'il combat, il se borne à ce qu'il en a dû savoir avant de s'engager dans leur pays. Les passions qu'il peint, à grands traits d'ailleurs, non avec le détail de l'historien moraliste, sont les passions nées de l'état de guerre. Il s'agit des mobiles qui entraînent les armées; ici l'ardeur de la conquête; là, l'amour de l'indépendance; ici la force invincible de la discipline; là, l'élan désordonné de masses tiraillées entre des chefs rivaux; les malheurs attachés à la témérité; les défiances du soldat, les paniques; les effets si contraires de l'emportement et de la patience; enfin tout ce qui touche au moral de ces grands corps. Plus de place est donnée au technique de la guerre, ce qui ne signifie pas un corps de règles auxquelles César est enchaîné, mais plutôt les innombrables ressources que lui fournissait son génie actif et fécond, et dont son exemple a fait des règles. Voilà pourquoi les Commentaires de César sont plus un livre pour les gens de guerre, et les Histoires de Salluste plus un objet d'étude civile, si je puis parler ainsi; quoiqu'il ne faille qu'un peu d'attention pour reconnaître dans les Commentaires, touché de la main la plus ferme et la plus exercée, tout ce qui peut intéresser dans une histoire générale.

II. Différences entre César et Salluste quant à l'exécution.

César n'a pas tracé de caractères. Il ne traite pas ses adversaires autrement que lui. C'est à leurs actes à les peindre. Il nous les laisse caractériser par ce qu'ils ont fait. En donner des portraits étudiés, à la façon de Salluste et de Tacite, si grands peintres de caractères, c'eût été un moyen de se faire valoir par comparaison; il l'a dédaigné : ou une tentation d'être partial; et il tenait à ce qu'on le crût. Il n'a pas fait d'exception même pour Vercingétorix, ce jeune chef auvergnat, qui réunit sous son drapeau les trente peuples de la Gaule, et qui eut la gloire de battre César. Quelques mots sur son âge, son rang et son crédit, c'est tout ce qu'en disent les Commentaires. Summæ potentiæ adolescens, c'était un jeune homme très-puissant dans son pays. Mais l'impartialité du mot adolescens ajoute au merveilleux des efforts de ce jeune homme, que dis-je? de cet enfant, à qui la Gaule avait confié sa délivrance. Le portrait se fait et s'achève par les actions mêmes de Vercingétorix, et chaque succès comme chaque revers ajoute un trait à cette physionomie si énergique et si noble. A sa fermeté, quelquefois cruelle, à sa patience et à son élan tout ensemble, à la vivacité de ces courtes harangues qui lui ramenaient la Gaule refroidie et rendue défiante par les échecs, on reconnaît un des ancêtres de ces jeunes généraux, d'il y a cinquante ans, que la présence de l'étranger faisait, au sortir des bancs, hommes de guerre et hommes d'État.

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