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J'attribue à des études latines ou trop faibles, ou abandonnées irrévocablement au sortir des écoles, l'indifférence fort innocente, mais fort dommageable, qui fait négliger ces grands écrivains.

Ce n'est pas la matière qui s'est refroidie. Cette matière n'est-elle pas d'un intérêt éternel? Il s'agit de l'homme, de ses passions, de ses misères, de l'obscurité de sa destinée. Nous ne cesserons de nous y intéresser qu'en cessant de nous intéresser à nous-mêmes. Nos infidélités envers nos grands maîtres viendraient plutôt de l'idée que d'autres en ont su davantage sur ce sujet, ou qu'ils y ont découvert du nouveau. Mais la principale cause est que, ne sentant pas, faute de savoir, toute la force de leur langue, nous n'arrivons pas à saisir toute leur pensée. Une partie nous en échappe. Or, cette partie en est souvent le point vif. Nous glissons donc sur telle beauté délicate et cachée qui saisira et charmera un lecteur instruit dans la langue; telle note que nous n'avons pas entendue va le remuer au plus profond de son âme.

N'est-ce pas aussi faute de posséder ou d'entretenir cette connaissance des origines et des traditions de notre langue, que nous-mêmes nous parlons ou écrivons avec si peu de propriété et de précision?

Quand cette connaissance manque, l'on parle ou l'on écrit d'après l'usage. Mais s'il est vrai que l'usage soit le régulateur des langues, encore fautil, comme l'a fait Vaugelas, distinguer le bon usage du mauvais. Or, aux époques où l'usage est mauvais, et qui peut nier qu'il n'y ait de ces époques?

tout ce qu'on reçoit de l'usage, qui alors n'est que la mode, est mauvais ou au moins défectueux.

Ainsi, de notre temps, nous aimons beaucoup les mots qui font image, et il s'est établi à cet égard un usage funeste à la langue. On craint d'en trop peu dire; soit qu'on parle ou qu'on écrive, on vise au mot qu'on juge le plus expressif, et qui nous donnera la réputation fort recherchée d'avoir beaucoup d'imagination et une âme passionnée. De là ces mots qui prétendent faire voir avec les yeux du corps, que dis-je ? faire toucher du doigt les pensées, et qui sont ou sans proportion avec le sujet, ou en contradiction avec le caractère et le tempérament de ceux qui s'en servent. D'où vient ce vice, sinon de l'ignorance où l'on est de l'étymologie de ces mots? On sait seulement qu'ils plaisent, et cela suffit. Mais combien de temps plairont-ils? Le temps que durera telle mode d'habit. On pourra parler successivement dans sa vie cinq ou six langues à la mode; on n'aura jamais eu de langue à soi.

Faut-il donc être savant pour parler ou pour écrire avec justesse? Sans doute.

Et à quelle époque en a-t-il été autrement? Croyez-vous que cette simplicité et cette pureté irréprochable de nos bons écrivains ne leur ait coûté aucune étude, et qu'une langue si parfaite ait coulé de leur plume sans effort? Non, tous ces hommes ont été savants en leur langue; ils étaient rompus à la comparaison du français et du latin, et, comme le musicien consommé, ils savaient toutes les valeurs des notes avant de faire chanter l'instrument. A la vérité, il ne s'agit pas pour nous d'être

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de grands écrivains; mais nous pouvons et devons désirer d'être des personnes capables de se rendre compte de leurs pensées. Or, c'est à la condition de posséder, dans une mesure appropriée, le savoir de ces grands maîtres de la langue. Quand on parle et qu'on écrit, non d'après l'usage auquel nous attire l'esprit d'imitation, mais d'après la connaissance qu'on a du sens des mots, on parle avec justesse, et, quand il le faut, on écrit bien.

Une étude élémentaire, je ne dis pas philologique, du latin, nous apprend donc d'une part à mieux sentir les beautés dé notre langue, d'autre part à ne point parler ni écrire au hasard. Ce sont ces deux avantages que veulent nous enlever les ennemis des études latines.

Ils obtiendraient plus qu'ils ne veulent; ils nous amèneraient à ignorer le génie même de notre pays. Cette gravité, ce sens pratique, cet air de grandeur qu'on admire dans les productions du génie français, ce sont des qualités romaines. Il y a un mot qui sonne à l'égal du fameux civis Romanus sum, c'est le mot je suis Français. C'est une pensée romaine de vouloir que la société française serve de type à toutes les autres; c'est une ambition romaine de désirer que Paris, comme Rome, soit la capitale de l'univers.

Je sais qu'il y a des esprits qui voient dans cettę ressemblance une marque d'imitation et une livrée de servitude, comme si l'on imitait la raison, le sens pratique, comme si la grandeur se copiait. Qui donc a empêché les autres nations de prendre ces caractères? Rome, en mourant, n'avait point

désigné d'héritier. Chaque peuple a pu l'être; mais celui-là seul a hérité de Rome qui s'est trouvé de taille à reprendre ses idées, son esprit d'universalité, et cette ardeur de civiliser qui n'est que le désir de faire prévaloir partout le juste sur l'injuste, le droit sur la force, l'esprit sur la matière. Ces jaloux de l'originalité d'une nation, qui aimeraient mieux la voir dans l'étroite dépendance du sol qu'elle habite, que s'en rendant libre par la pensée, qui auraient préféré l'esprit gaulois à l'esprit français, ne s'aperçoivent pas qu'ils sont plus imitateurs que les partisans des études latines, car ils imitent un goût à la mode, et qui passera comme il est venu; et nous, amis du latin, nous nous rangeons à notre tour, après nos aïeux et nos pères, et par la libre adhésion de notre jugement, à une tradition antique, à la plus vivace de nos coutumes nationales, et nous ne voulons pas retrancher l'une des deux mamelles nourricières qui ont allaité tout ce qui, depuis trois cents ans, a été grand et fort dans notre pays.

Les Romains, qui cependant n'avaient pas une médiocre idée d'eux-mêmes, étaient moins jaloux de leur originalité nationale que ces personnes ne le sont de la nôtre. Dans l'éducation de leurs enfants, l'étude de la langue grecque précédait celle de la langue maternelle. C'est dans le même esprit qu'ils formèrent successivement leur constitution militaire d'un choix de règles et d'usages empruntés aux peuples qu'ils avaient vaincus. Vous semblet-il donc que la légion romaine ait manqué d'originalité? A la vérité, dans les rapports de Rome avec

les autres peuples, la langue latine était seule admise; on haranguait en latin la Grèce vaincue, et on sut mauvais gré à Cicéron d'avoir parlé un jour en grec aux Athéniens. Nous, nous n'avons à cet égard aucune violence à faire à personne. Plus heureux que les Romains, qui imposaient le latin par la force, les autres nations nous empruntent le français pour communiquer entre elles, et dans les grands conseils de l'Europe c'est dans la langue de nos ambassadeurs qu'on délibère et qu'on prend les résolutions.

Pourquoi ce soin de la langue grecque chez les Romains? était-ce donc imitation? abdication du génie national? Non, pas plus que chez nous l'étude du latin n'a été une abdication de l'esprit français. La lumière était de ce côté; leurs yeux la virent et en furent charmés. La Grèce vaincue, dit Horace, se rendit maîtresse de son farouche vainqueur.

Græcia capta ferum victorem cepit... *

Les Romains reconnurent que ce qu'ils cherchaient était trouvé; ils ne s'avisèrent pas qu'en fermant systématiquement leurs oreilles et leurs yeux aux séductions de la Grèce captive, ils arriveraient par leurs propres forces, et après quelques générations de plus, à la même perfection des arts, avec la gloire de leur originalité sauvée. Ils étaient impatients de s'approprier ces richesses de l'esprit; ils en pressaient la conquête, et le plus entêté de ce qu'on appelait alors le vieux Latium, le plus ennemi de la mode qui fut au monde, Caton l'Ancien apprenait le grec à quatre-vingts ans.

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