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à soi, et si les hommes de talent qui s'occupent de vers se prévalent de cette concession, c'en est fait de la langue poétique. La raison en est simple. Le poëte à qui l'on donne le droit de ne faire de la poésie que pour lui, ou pour ses amis, a le droit d'imaginer une langue particulière pour des idées qui ne sont qu'à lui. Plus il est maître de dire tout ce qu'il veut, plus il doit l'être de le dire en tels termes qu'il lui plaît. La conséquence de cela, c'est que plus il y aura de poëtes particuliers, plus il y aura de langues particulières; et c'est ce que nous voyons autour de nous. Tous les poëtes de ce tempsci ont chacun leur langue; quoique, à y regarder de près, ce soit plus d'intention que d'effet, et que toutes ces langues individuelles semblent des expressions très-peu diverses du même lieu com

mun.

Quand le poëte est l'organe de tout le monde, il fait un choix dans ses pensées, il en ôte tout ce qui est de pure fantaisie, tout ce qui ne peut être d'aucun prix pour le siècle qui l'entend, tout ce qui est sans corps et ne se peut évaluer ni en morale ni en philosophie; puis il emprunte à la langue du peuple des formes claires et générales pour exprimer sa pensée ainsi épurée. Mais quand il est reçu qu'un poëte ne doit être clair que pour lui; qu'il a raison de dire tout ce qu'il sent, et de sentir tout ce qu'il veut; qu'on ne peut pas plus lui contester ses idées que la façon dont il les exprime; que tout ce qui est vrai est bon à dire, et que tout ce qui est dans l'imagination est vrai alors le poëte ne fait plus de choix parmi ses pensées; il les reçoit pêle

mêle, d'où qu'elles lui viennent, et il leur fait une langue tout exprès. Si le peuple n'entend ni ses idées ni sa langue, il s'en dédommage dans un petit cercle en se laissant dire que la poésie est la propriété du poëte, et que ce n'est pas au poëte à venir au peuple, mais au peuple à venir au poëte; toutes raisons d'autant plus goûtées, qu'elles dispensent du travail. Aussi les poésies individuelles augmentent-elles singulièrement le nombre des poëtes; les ouvriers abondent là où le travail peut se faire sans peine c'est la multiplication des cinq pains. Mais que devient la langue nationale au milieu de toutes ces langues individuelles? Hélas! ce qu'elle peut.

Non, il n'y a plus de poésie populaire là où il y en a tant d'originales. Le poëte qui dédaigne la foule, qui transforme son cabinet en sanctuaire, qui ne se communique qu'à des initiés, est un homme qui se leurre lui-même, jusqu'à ce que le peu de profit du métier, et l'ennui d'avoir toujours les mêmes admirateurs, le fassent rentrer dans la raison et dans la langue universelle. Il y en a plus d'un exemple.

Imaginez la plus belle organisation de poëte, douée de la fécondité, de la raison, de la sensibilité, de l'harmonie, une nature populaire et rayonnante, apparaissant tout à coup au milieu de ce bruit confus de poésies qui crient à la foule sur tous les tons: Loin d'ici le profane vulgaire! On lui dépêche la troupe de mages disponibles qui a déjà tant salué d'avénements de poëtes, et on lui tient ce discours «< N'allez pas, ô grand poëte, abaisser

:

« votre muse jusqu'à vous faire comprendre de tout « le monde. Le siècle où vous vivez n'entend rien à << la langue de la poésie, et ne fait jamais à nos vers

l'injure de les acheter. La poésie doit se tenir, <«< comme l'aigle, entre le ciel et la terre. Le temps «< n'est plus où la poésie n'était que la pensée uni<< verselle d'une nation répétée par un écho intelli<< gent et harmonieux; le poëte ne doit être que son << propre écho. N'allez pas croire, ô jeune aiglon, « qu'il faille faire un honteux triage de vos pensées : << tout ce qui vient du poëte vient de Dieu; l'Alle<< magne ne l'a-t-elle pas dit : le poëte est au-des«sus de Dieu. Le poëte est l'image fidèle du monde : << tout est beau dans le monde, même le laid; ainsi, << dans le poëte. Vous n'êtes pas un simple mortel, << ouvrier de l'humanité, travaillant à l'œuvre com«< mune, avec des outils meilleurs et non autres que << ceux de tout le monde; vous êtes un ange enveloppé de mystères, vous êtes un aigle se jouant << au-dessus des abîmes; car vous devez nous parler << souvent des abîmes, ô grand poëte. N'allez pas «< croire qu'au moment de l'inspiration vous de<< viez être simplement calme et riant, comme un «< heureux génie qui a trouvé d'abondance les pa<< roles dont ses pensées avaient besoin; il faut être « échevelé et haletant, comme la pythonisse qui « vient d'être visitée par le dieu, comme la sorcière << qui accomplit son évocation nocturne sur quelque bruyère écartée. Couvrez-vous de nuages, ô poëte,

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épaississez le voile qui cache vos mystérieuses << veilles; dérobez votre face au peuple, et ne vous «< montrez qu'à vos élus. »

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Si l'on tenait à quelque poëte de haute espérance ce langage, qui n'est, après tout, que la traduction des compliments de début adressés tous les jours par des critiques précurseurs, non pas à des hommes de talent, mais aux plus chétives vocations de l'année, on pourrait, sinon le faire avorter, du moins le tant infatuer de lui-même, qu'il en viendrait à perdre la langue par vanité, pour ne pas paraître s'estimer moins qu'elle en la respectant.

Mais n'y eût-il pas de tels précurseurs pour saluer chaque nouveau venu, et pour gâter les plus grands talents, notre société a si peu besoin de poésie, qu'à défaut d'une grande idée commune au siècle et au poëte, le poëte en sera réduit à se prendre pour sujet de ses vers, et à faire de la poésie personnelle, au grand péril de la langue. A la vérité, le premier fatigué de cette orgueilleuse et stérile contemplation de soi-même, ce sera le poëte. Aussi laissera-t-il les vers pour quelque autre emploi de l'esprit qui le mette plus en communication avec tout le monde. Les poëtes s'en vont. Ceux qui ont le génie souple, abandonnent la muse à temps, et font des contes, puisque le siècle s'en amuse; ou des discours politiques, puisque la gloire est de ce côtélà. Le temps de la poésie est fini en France : car, comme la poésie n'est que l'écho d'une pensée universelle, là où il n'y a de pensée universelle que dans les choses de la politique, dont la langue est la prose, la poésie est bien près de périr. Il n'y a pas d'exemple d'une langue qui ait eu deux beaux àges de poésie. La France a atteint, aux xvu et xvII° siècles, la plus haute civilisation littéraire

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LUCAIN, OU LA DÉCADENCE.

des temps modernes; elle veut réaliser, au xIx", la plus haute civilisation sociale et politique. Faites attention que, dans tout ce qui ne se rapporte pas à cette nouvelle destinée, sa belle langue est marquée de tous les symptômes de décadence; mais elle ne s'en émeut pas, car elle sait que sa gloire, dans les lettres, est sans égale. Au contraire, dans tout ce qui regarde la politique et la société, cette langue reste pure, sévère, populaire : c'est que les idées nouvelles sont de ce côté-là; les langues ne périssent que quand elles n'ont plus rien d'utile à dire.

Cependant, et malgré tant de signes de décadence, comme la nation française n'en est pas à sa fin, il reste à la poésie, et à ceux qui ne peuvent pas se résigner à la croire morte, l'inconnu, l'avenir. L'avenir nous réserve peut-être un nouvel âge d'or de poésie, qui sait? On n'est pas si fou d'espérer une telle chose d'une nation si merveilleusement douée que la nôtre. Mais, à cette heure, toute poésie est sur la proue des bateaux à vapeur, ou sur les rails des chemins de fer, ou sur l'affût des canons. Le siècle se précipite vers une nouvelle civilisation, sortie du triple effort de ces trois moyens de propagande; et le poëte qui s'amuse à lui chanter des vers, pendant qu'il passe, me fait l'effet d'un pèlerin égaré en terre profane, qui raconte ses infortunes dans une langue inconnue à des voyageurs pressés d'arriver, et qui n'ont ni le cœur ni les oreilles à ses récits.

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