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quoique obscure en ce moment; mais toutes les pensées sérieuses qu'inspire à chacun de nous ce qui se passe dans notre pays, tous ces scepticismes divers d'où sortira tôt ou tard, s'il plaît à Dieu, une nouvelle foi politique et sociale, ont trouvé d'admirables interprètes, et enrichi la poësie nationale de pages qui ne périront pas.

II. Différences entre les circonstances politiques et sociales propres aux deux époques.

L'œuvre de l'unité romaine a été accomplie par César, et affermie par Auguste. Dans le même temps l'œuvre littéraire de Rome a été consommée. Ce sont deux faits qui sont nés et se sont développés simultanément, comme cela s'était vu en Grèce, comme cela se verra en France dix-sept siècles plus tard. Il y a là une loi de la Providence, qui fait vivre de la même vie les nationalités et les langues. Mais Rome a payé son unité de sa liberté. Sous la république on avait vu déjà la corruption des mœurs; l'empire y ajoute la corruption des esprits. La civilisation est tout matérielle; tout s'y fait en vue du corps. C'est la fumée des festins, la promiscuité des bains publics, le parfum des vins de Grèce, la banalité des femmes, qui ont attiré les Barbares. Depuis l'accomplissement de l'unité romaine jusqu'à la dispersion de l'empire, tout se précipite, tout se rue vers la fin marquée, au bruit des hourras des Barbares et des orgies impériales. La chute est lente pourtant, à cause de l'immensité du corps qui

tombe. Un monde met plus de temps à s'abîmer qu'un peuple. Sa masse retarde sa chute. Je ne parle pas de ce que l'homme est devenu dans cette lente dissolution; il a continué à se reproduire, à végéter sur cette terre labourée par des invasions; ni romain, ni barbare, sans dignité, sans avenir, s'attachant à ce qui restait de murailles, par une sorte d'instinct animal, ou bien faisant le vœu de mourir, entre deux invasions, des suites d'un joyeux repas; -à moins qu'il ne fût de la foi nouvelle, et qu'il ne se mît du parti des démolisseurs, pour faire plus vite place nette à cette religion qui rouvrait l'avenir à l'espèce humaine.

En France, l'oeuvre de l'unité et l'œuvre littéraire se consomment simultanément sous Louis XIV. Le sol s'est accru de ses dépendances naturelles. Je sais bien qu'il reste encore à acquérir quelques lambeaux de territoire; mais la plus triste politique du monde suffira pour les réunir à la France. D'ailleurs l'unité d'une nation ne consiste pas seulement à compléter son territoire, mais à savoir ce qui lui manque, et à pouvoir le prendre. Or, la France en était là sous Louis XIV; l'unité française date de son règne. Mais l'analogie entre Rome et la France ne va pas plus loin. La révolution française est une renaissance inouïe dans l'histoire des hommes. Rome avait appelé les Barbares pour guérir ses plaies; la France, malade aussi de bien des corruptions, n'a appelé personne pour se traiter; elle a mis, de ses propres mains, le fer et le feu dans ses plaies; et c'est peut-être par cette raison-là qu'une cure qui a achevé de ruiner Rome, a réparé la

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France. L'homme est sorti de cette révolution agrandi et épuré. Nous valons, grâce à eux, mieux que nos pères; nous avons toutes les libertés intellectuelles et religieuses; nous pouvons tout ce que nous valons; nous sommes tout ce que nous devons être. Les temps modernes étaient réservés apparemment pour cette grande nouveauté d'un peuple se régénérant par ce qui épuise les nations, rajeunissant par ce qui les tue. Ni la Grèce, ni Rome n'avaient eu cette abondance de vie; elles avaient suivi la loi de progrès, de décadence et de mort exprimée par leurs philosophes la France seule a donné l'exemple d'une résurrection. Un moment abîmée sous les débris qu'elle avait faits, elle a relevé sa tête sur une terre renouvelée. La loi des décadences des empires a eu tort pour la première fois pourquoi la loi des décadences littéraires n'aurait-elle pas tort à son tour? Je dirai, à ce sujet, mes pressentiments.

III. Ressemblances.

Mais il faut d'abord noter les ressemblances des deux époques.

J'y remarque le même goût pour l'érudition, et presque la même espèce d'érudition. L'époque de Lucain aimait les fables religieuses, les traditions du paganisme mourant; notre époque recherche les superstitions du moyen âge, les légendes du vieux catholicisme. Ici et là, on fait de la géographie et de l'archéologie; ici et là, on simule une foi naïve,

j'allais dire enfantine; il n'y a pas de meilleurs païens que les poëtes de l'époque de Lucain; il n'y a pas de plus tendres chrétiens que les poëtes de notre époque.

Mais j'aime mieux l'érudition religieuse de nos poëtes que celle des poëtes latins. Celle-ci ne semble chercher que des oripeaux de mythologie, pour en orner de vaines compositions; celle-là veut retrouver, sous les croyances, les sentiments et les pensées. Le paganisme des poëtes latins est un lieu commun; le catholicisme de nos poëtes est un état de l'âme. Il peut y avoir du caprice dans notre goût pour le gothique; mais il y a surtout de la tristesse chrétienne.

Autre ressemblance, profusion des descriptions. Après l'érudition, la description est la marque la plus certaine de décadence. Là où je vois la description abonder, je soupçonne que le fond de l'ouvrage est léger, et qu'il a fallu enrichir le sujet de la plus facile espèce d'accessoires; là où je vois tout ensemble l'érudition et la description, je me demande ce qui reste à l'invention.

Et dans ces descriptions, même intempérance de détails, même recherche des nuances, même esprit de mots, mêmes subtilités, mêmes exagérations, et parmi les exagérations même préférence pour le laid.

Tout cela, bien entendu, avec les diversités des sujets et des talents, et la supériorité morale de notre époque sur celle de Lucain.

Mais c'est surtout par les procédés de style que les deux époques se ressemblent.

Ici et là, à chaque instant, des mots vagues et généraux, que les lois du mètre déterminent, et non le besoin de la pensée.

Ici et là, de laborieux efforts de style pour dissimuler des idées très-communes; et à côté, des négligences choquantes; nul souci de la propriété des mots, avec la prétention de n'employer que le mot propre.

Des deux parts, même abondance d'images; même profusion de métaphores boiteuses; même monotonie; même abus des synonymes, et surtout même manière d'aiguiser le trait, de le réserver pour la fin, de le préparer à l'avance, en y sacrifiant tout ce qui précède.

Voilà bien des analogies qui prouveraient que la même décadence est commune aux deux époques. Mais n'y a-t-il pas, dans les différences que j'ai marquées, quelque raison de croire que notre décadence n'est pas sans retour?

IV.Du danger que font courir aux langues les poésies individuelles.

C'est une chose très-précieuse, assurément, que la poésie individuelle, et ce peut être une chose intéressante que de savoir exactement tout ce qui passe par la tête d'un poëte; mais je crois que rien n'est plus propre à détruire une langue que l'abus de cette espèce de poésie. S'il est passé dans l'opinion du public que la poésie n'est pas du domaine de tout le monde, mais que chaque poëte peut en avoir une

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