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CONCLUSION.

I. Différences entre la poésie de notre époque et celle de Lucain quant à la nature des sujets.

II. Différences entre les circonstances politiques et sociales propres aux deux époques.

III. Ressemblances entre les deux époques.

IV. Du danger que font courir aux langues les poésies individuelles.

CONCLUSION.

DIFFÉRENCES ET RESSEMBLANCES ENTRE LA POÉSIE DE NOTRE ÉPOQUE ET CELLE DE L'ÉPOQUE DE LUCAIN.

Il est difficile que je me dérobe à un rapprochement entre la poésie de l'époque de Lucain et celle de notre temps. Ce rapprochement est la seule moralité qui se puisse tirer de mon livre, et je ne dois pas dissimuler d'ailleurs que l'étude des poëtes de notre temps m'a fort servi à expliquer l'époque de Lucain. J'essayerai donc cette comparaison, mais avec scrupule; car, comment ne pas toucher aux personnes, et par le point le plus sensible, quand on caractérise les ouvrages?

I. Différences dans la nature des sujets.

Je noterai les différences et les ressemblances. La comparaison n'est sérieuse qu'à cette condition. Les différences sont de deux sortes; les unes tiennent à la nature des sujets; les autres, aux circonstances politiques et sociales propres aux deux époques.

Les sujets, y en avait-il à l'époque de Lucain? Sont-ils le fond ou seulement le cadre des ouvrages

en vers? L'invention des sujets est plus bornée qu'on ne pense. Les événements héroïques, les caractères, les passions, l'homme sous ses traits généraux, voilà le champ du poëte ancien; or, au temps de Lucain, ce champ a été épuisé. L'humanité, telle que la conçoit le paganisme, a eu ses glorieux interprètes; la poésie de l'individu, tel que le christianisme l'a fait, est encore à naître. Placez une école de poëtes très-habiles entre ces deux sources d'inspiration, dont l'une est tarie, et dont l'autre n'est pas encore ouverte; n'ayant rien à inventer dans les choses, et ne voulant pas imiter, c'est la langue qui portera la peine de leur impuissance. Plus ces poëtes auront de talent, plus le mal qu'il feront à la langue sera grand; car quiconque ne veut pas des idées des autres et n'en a pas à lui, ne sait que bouleverser une langue, pour se donner, par cette démolition, l'illusion de croire qu'il crée. C'était là l'illusion de l'époque de Lucain. Elle pensait créer, parce qu'elle faisait autour d'elle un chaos, et elle se promettait bravement l'immortalité à peu près dans les mêmes termes qu'Horace et Virgile.

Notre époque n'est pas aussi au dépourvu, en fait de sujets, que celle de Lucain. S'il n'y a guère plus à ajouter, dans l'une que dans l'autre, à la poésie de l'humanité, il faut dire que l'époque ellemême, et la condition qui y est faite à l'individu, ont leur poésie. Le malaise de la société, le manque de discipline religieuse, la maladie du doute, les ardeurs politiques, une immense liberté de désirer, d'ambitionner, de sentir, d'envier, et presque nulle proportion entre ce qu'on peut et ce

qu'on veut; un raffinement d'intelligence qui augmente les besoins; le mal des meilleures choses, de la liberté, de l'égalité, de la paix, biens humains, donc biens imparfaits; tous ces divers aspects de notre société ont donné matière à d'ingénieuses et poétiques analyses des souffrances des âmes. Notre époque n'est pas, comme celle de Lucain, pressée entre le mépris de l'imitation et l'impuissance d'innover. C'est peut-être sur une pointe d'aiguille que tourne notre poésie : mais cette pointe d'aiguille manquait à l'époque de Lucain. Eux aussi étaient de bien ingénieux artisans de langage; mais ils n'avaient pas une idée de quelque valeur à laquelle cet art pût être employé.

A ne considérer les poëtes des deux époques que comme peintres de deux sociétés désabusées de poésie, et occupées de tout autre chose, les nôtres auraient encore un notable avantage sur l'époque romaine. Quel genre de notions Lucain et ses contemporains nous donnent-ils sur la société où ils vivent? Qui d'entre eux voit au delà de son aspect extérieur? Qui est-ce qui s'inquiète sur l'avenir de cette grande machine sourdement minée par une révolution religieuse? Je vois bien, dans Juvénal, d'amères critiques de la société romaine; mais c'est de l'ironie déclamatoire, ou du dégoût sans profondeur. Rien ne me dit que Juvénal en ait profondément souffert, et je reconnais seulement qu'un tel poëte eût été bien embarrassé pour écrire, si la société, au lieu d'être si désordonnée, eût été réglée et austère comme aux temps des Camille. Il y a aussi de la tristesse dans Stace; mais cette tris

tesse n'a rien d'intime; je ne sais pas si sa douleur n'est pas un thème. Ces lauréats n'ont que des sentiments pour le papier; il faut bien prendre garde de les plaindre quand ils pleurent, car on s'exposerait à les fâcher, comme ce fou d'Horace qui s'est jeté dans un puits, et qui en voudrait beaucoup à qui lui tendrait une corde. Martial, le poëte des cancans, nous parle des bains, du champ de Mars, des lions de César, des nouveaux édifices, des vices qu'il tourne en jeux de mots. Pour lui, il se plaint sans cesse de sa toge râpée, de son toit qui fait eau; mais il serait assez content de son siècle, s'il avait une meilleure part des biens qu'on y estime. Aucun enseignement précis ne nous est venu de ces poëtes; c'est à peine si de loin à loin, dans quelque hémistiche isolé, presque toujours obscur, on entrevoit quelque coin du monde où ils vivent; on croit l'entrevoir du moins, et, avec ces indications douteuses, on essaye de reconstruire quelques parties de ce monde, comme j'ai fait, au risque de se tromper grossièrement.

Les poëtes de l'époque de Lucain ne nous aident guère à juger cette époque; mais je crois qu'il sera impossible de faire une histoire fidèle de notre temps sans avoir lu et médité ses poëtes. Il y a, dans quelques-uns, des traits d'observation profonde, rendus dans un beau langage; il y a, dans d'autres, des confessions intimes sur leur état moral, qui sont en même temps des révélations exactes sur celui de beaucoup de leurs contemporains. On n'y aperçoit pas, il est vrai, quelle est la pensée de ce siècle-ci et du grand peuple qui lui imprime une action souveraine,

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