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un livre qui se recommande si peu. Les poésies des époques secondaires n'ont pas à craindre ce désappointement; pour instruire et pour plaire, elles savent tous les chemins par où l'on arrive à toutes les intelligences, et elles s'arrangent toujours pour ne se compromettre avec personne.

Ce n'est pas là d'ailleurs leur seul avantage sur les poésies primitives. Celles-ci encore manquent souvent leur effet pour être trop sommaires; la force d'attention des hommes est si petite que souvent une beauté de premier ordre leur échappe, parce qu'elle n'a pas été préparée de loin, ou parce qu'elle est tout entière dans un mot. Les poésies des époques secondaires montrent plus longtemps la même chose à l'attention de l'homme, et la lui montrent sous plus de faces. De là, non-seulement leurs beautés ne risquent pas de n'être pas vues, mais encore on leur en prête qui ne sont point dans leurs livres. N'en savez-vous pas dont c'est un crime de dire que tout n'y est pas beauté et perfection?

Enfin, en dernier lieu, cette espèce de beauté qui ne va qu'aux gens du métier, aux critiques, aux annotateurs, vous la trouverez d'abord dans les moins parfaits des écrivains des grands siècles, ou bien dans certaines parties négligées ou hasardées des plus parfaits; et vous n'en trouverez guère d'autre dans tous les poëtes des époques de décadence, dans les poëtes alexandrins, dans Lucain et ses contemporains, dans les poëtes de notre temps, avec des différences qu'il n'y a pas lieu d'indiquer

en ce moment.

Les poëtes primitifs chantent.

Les poëtes des époques secondaires écrivent des ouvrages d'art et des morceaux choisis.

Les poëtes de la décadence font de beaux vers. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de morceaux choisis dans les poëtes de la décadence. On en rencontre de fort beaux surtout dans Juvénal et dans Lucain, quoique d'une poésie inférieure à celle de leurs devanciers. Mais cela veut dire que les plus grandes et les plus réelles beautés des poëtes de la décadence sont des vers isolés, et ce qu'on appelle, en termes de critique, des traits.

XVII. Du trait, considéré comme le beau des époques de décadence.

Le trait, voilà donc le beau aux époques de décadence.

Il n'y a plus là ou presque plus de ces magnifiques développements virgiliens, dont toutes les parties sont animées d'une égale chaleur, où l'image vient naturellement, sans être cherchée ni préparée; où rien n'est sacrifié aux endroits saillants, où le langage ne fait jamais illusion sur la portée de la pensée.

Le trait, c'est cette beauté piquante, mais équivoque, qui éveille le lecteur dans un morceau languissant. Dans le trait, quelque chose vous plaît et vous pique; mais dites-moi si c'est l'idée ou si c'est le tour. Prenez ce trait et pesez-le analysez ce plaisir que je ne nie pas, mais dont je vous défie de me rendre compte par la sensibilité ou par la

raison; comparez-y le plaisir que vous font les beautés poétiques de l'épopée primitive ou des grands siècles littéraires. Ici, c'est le sentiment d'une grande notion acquise, soit en morale, soit en philosophie, d'une vérité sentie et qui a passé dans notre intelligence, d'une lumière qui nous fait voir notre cœur. Là, qu'y a-t-il autre chose que le plaisir de surprise causé par un rapport singulier, par une heureuse combinaison de mots, une chute, une pointe? Dans le poëte des époques secondaires, le poëme est fait pour le morceau choisi; dans le poëte de la décadence, le morceau choisi est fait pour le trait. Aussi, que de préparations pour l'amener! de combien de négligences on le paye! En effet, comme si le poëte savait qu'il ne peut rien offrir de mieux que son trait final, il y sacrifie tout le reste; il vous fatigue de détails communs, de vers lourds, comme pour vous faire trouver plus de goût à son trait. Dans les poésies rimées, le trait est amené par des chevilles; c'est le même procédé, ou à peu près, partout où la poésie est en décadence.

Après tout, le trait, tel qu'il est, malgré l'admiration douteuse qu'il inspire, et le peu de résistance qu'il offre à la critique, le trait serait d'un effet agréable, surtout après des tirades de remplissage, s'il ne venait pas si souvent. Mais, dans le poëte de la décadence, le trait vient à tout propos, au bout de chaque alinéa, de chaque tirade, comme le refrain d'une chanson. Plus le poëte a d'imagination et d'esprit, plus il le prodigue; et comme les traits sont comptés pour des beautés, cela fait

dire quelquefois de certaines poésies qui en sont fortement relevées, qu'elles ont le tort d'être trop belles. C'est un mot plus naïf qu'ironique, et que j'ai souvent entendu dire de certains poëtes contemporains très-féconds en traits de ce genre, et qu'on blâmait doucement de se faire trop souvent admirer. En effet, aux premiers traits qu'on rencontre dans un livre de poésie, on est tout admiration; s'ils se multiplient, l'admiration se refroidit, on ne persiste que pour ne pas se démentir; s'ils sont tout le livre, on le met de côté, sauf à le trouver trop beau, comme tout à l'heure. La vérité est que des beautés dont on se lasse ne sont pas des beautés réelles; l'admiration qu'elles inspirent ne dure pas plus qu'une surprise, tandis que l'admiration pour les beautés vraies est une douce chaleur qui ne s'éteint qu'avec la vie. C'est un sentiment où il entre plus d'égoïsme qu'on ne pense : nous n'admirons que ce qui nous profite, que ce qui ajoute à notre valeur intellectuelle; mais toute poésie qui ne se résout pas pour nous en acquisition réelle n'est admirée que par respect humain, ou bien quelquefois par mode.

XVIII. Le trait est l'espèce de beau le plus goûtée par les jeunes gens.

Le trait est un genre de beauté fort goûté de la jeunesse, alors que l'admiration n'est mêlée d'aucune pensée d'acquisition intellectuelle. Il y a certaines années vagues, entre l'adolescence et la pre

mière virilité, où l'esprit se repaît d'apparences, de couleurs, sans soupçonner rien au delà, et où son extrême mobilité, jointe à une curiosité excitée par toutes les restrictions et toutes les contraintes de l'éducation première, le portent à tout voir et l'empêchent de rien voir à fond. Ces années-là appartiennent au poëte des époques de décadence. On goûte d'autant plus ses beautés équivoques, qu'on ne songe pas à en tirer profit. On demande des impressions et point des connaissances; c'est ce qui explique comment de méchantes poésies semées de traits sont préférées à ces chefs-d'œuvre où l'inspiration n'est que la raison éloquente. L'esprit, à cet âge-là, glisse si vite et si légèrement sur les choses, qu'il faut, pour le fixer, agiter devant lui des lambeaux de pourpre étincelants; sur des poésies profondes et recueillies, il passera en courant, sans se douter de ce qu'elles cachent.

J'ai remarqué que, même pour les jeunes gens élevés dans l'étude de ces sortes de poésies, ce qui les y frappait le plus, c'est le très-petit nombre de traits soit d'harmonie imitative, soit de grandeur exagérée, qu'une défaillance de la muse, une erreur de goût y a glissés. Les vers d'apparat, les beautés d'école, car il se mêle de ces paillettes de fer aux littératures des âges d'or, les charmaient. Quand on leur présentait des poésies de décadence, les croyant assez protégés contre les séductions de ces poésies par un bon fonds d'études classiques, nonseulement ils y mordaient avidement, mais il semblait qu'ils missent dans ces admirations nouvelles l'ardeur d'esprits émancipés, qui secouent un goût

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