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XIV. Du style de Juvénal.

Reste Juvénal et sa vigoureuse manière, j'allais dire sa brutale manière, car je ne sache que cette épithète qui rende toute ma pensée sur le style de Juvénal. Il y a de tout dans ce style si franc dans ses belles parties, si évidemment marqué de décadence dans son ensemble. J'y trouve le labeur de Perse, mais non pour cause d'impuissance, l'énergie téméraire de Lucain, l'affectation des formes grecques de Stace, la barbarie provinciale de Martial, le tour aigu et sententieux de Sénèque, et aussi la simplicité et le nombre des poésies du siècle d'Auguste. C'est le style le plus original de l'époque de la décadence; il semble que la langue latine ait fait un dernier effort pour se prêter au rude génie de son dernier poëte.

Juvénal a dû écrire tard. Sa jeunesse s'était écoulée dans les études de la déclamation, et il avait trop donné de temps à l'art de parler pour s'occuper de l'art d'écrire. Cette manière d'écrire ne sent pas le poëte qui a fait des vers avant de revêtir la robe prétexte. Dans le style des poëtes adolescents, on rencontre des réminiscences, et surtout des expressions vagues, par où se trahissent les études molles et l'habitude de se contenter des premières formes qui se présentent à l'esprit. Dans le style de Juvénal, tout est arrêté, tout est vigoureux; il n'y a pas plus de jour entre les mots qu'entre les idées, tant le discours se presse, et tant les plans

sont serrés. Point de phrases d'attente, point de chevilles, point de choses lâchées; ce style pécherait plutôt par la roideur et le trop plein que par la négligence et le vide. Il peut y avoir des analogies entre la poésie de Juvénal et celle de ses contemporains; il n'y a pas d'imitation. On n'y sent pas la mémoire des mots, par laquelle on imite; à l'âge où Juvénal écrit, ou l'on n'a plus cette mémoire, ou l'on ne l'a pas du tout. De même, s'il s'élève jusqu'au style des anciens, il ne leur fait pas d'emprunt.

Évidemment Juvénal n'avait pas fait d'études pour écrire. Rien n'indique dans ses satires qu'il fût un de ces poëtes, comme Stace, Perse, Lucain, et les autres, instruits dès l'enfance à l'art des vers, et nourris pour les concours littéraires et les couronnes. Martial parle de lui, mais point comme poëte; Pline le jeune, qui connaissait si bien tous les poëtes de son temps, et qui en a dressé une liste où la postérité a rayé plus d'un nom, ne fait aucune mention de Juvénal. On ne sait quel motif le fit écrire. Les uns disent la vertu. J'ai expliqué pourquoi j'en doutais; peut-être n'est-ce qu'un violent esprit de contradiction qui lui mit, comme à Rousseau, un stylet à la main. Quoi qu'il en soit, son style ne marque ni la jeunesse de l'homme, ni l'éducation des lectures publiques; il est venu au monde viril et original. Ce style n'a style n'a que deux phases maturité et impuissance; car ce talent si fort a des défaillances étranges; c'est alors que Juvénal est déclamatoire sans être éloquent, haletant sans être chaud.

Les endroits où le style de Juvénal est le plus

franc, et où sa poésie est vraiment sœur de la poésie d'Horace, ce sont ses descriptions des vices monstrueux de son temps. Là où il touche, après Horace, à quelque vérité de la philosophie morale, son style n'a pas cette aisance noble, ce calme du discours socratique qui convient si bien aux choses de philosophie. Mais dans la peinture des saturnales dont il était le témoin, sa langue plus expressive et plus colorée que celle de Martial, est aussi précise et populaire. Il semble accomplir alors une sorte de mission; il enrichit l'histoire des corruptions humaines; il parle au nom de la morale épouvantée; il fait une œuvre nécessaire, et pour tout ce qui est nécessaire, pour tout ce qui peut servir à ce que je me suis permis d'appeler l'éducation éternelle de l'humanité, il n'y a pas d'exemple, je le répète, qu'une langue ait manqué au poëte. La langue de Juvénal est alors aussi belle, aussi pure, aussi classique, que celle de Virgile et d'Horace.

Tant qu'il reste encore quelque idée utile à glaner, après ces grandes moissons qu'on appelle les âges d'or des littératures, les langues les plus corrompues se purifient, les langues les plus épuisées rajeunissent pour revêtir de formes durables des idées qui doivent servir aux hommes. Au contraire, elles ne font rien pour ces œuvres de caprice, pour ces petites littératures de mode, nécessaires seulement pour alimenter l'espèce de curiosité littéraire propre à chaque époque, qui naissent d'une querelle d'école et meurent dans une querelle de commentateurs. Aussi, rayez de la langue latine l'Achilléide, la Thébaïde ou les Puniques, est-ce cette langue qui y

perd ou seulement son vocabulaire? Essayez, au contraire, d'en retrancher les vigoureuses peintures de Juvénal, et dites alors si la langue latine a payé toute sa dette au monde? Pour moi, je ne le crois pas.

XV. De ce qu'on peut appeler les beautés dans Lucain et les poëtes de son époque.

Je ne ferai pas de théories sur la question du beau. On y a dépensé beaucoup d'érudition et d'esprit, sans la résoudre, c'est-à-dire sans donner du beau une idée assez nette et assez populaire, pour qu'on en fît naturellement le criterium des jugements littéraires. Le beau est un peu comme la vérité dont parle Pascal, vérité en deçà des montagnes, erreur au delà; l'Allemagne le conçoit d'une façon, la France d'une autre. Je ne ferai donc pas la faute d'en essayer une définition alambiquée; aussi bien c'est un legs de l'ancienne critique qu'il faut laisser de côté avec beaucoup d'autres. Le mot beautés, quoique un peu trop abstrait, l'est pourtant moins que le beau, et il est plus facile de dire des choses nettes et évidentes sur ce qu'on peut entendre par des beautés poétiques, que sur ce que peut être le beau en poésie. Tenons-nous-en donc aux beautés. Après tout, c'est un mot adopté à peu près généralement, et j'aime mieux m'en servir, comme tout le monde, que de me donner le ridicule d'en imaginer un nouveau.

Dans tous les ouvrages de poésie, on peut distinguer deux ordres de beautés, les unes expri

mant des faits du monde extérieur, comme sont les beautés de description; les autres représentant les vérités du monde moral, les pensées, les sentiments, et généralement toute notion, toute peinture de l'âme humaine.

Cette distinction éclaircit déjà l'expression abstraite de beautés. Ne la surchargeons pas d'une distinction nouvelle entre les beautés de style et les beautés de pensée. Le style et la pensée sont tellement liés et nécessaires l'un à l'autre, qu'on ne peut pas concevoir le style sans la pensée, ni la pensée sans le style. Il y a, dans le travail mystérieux du poëte, de telles affinités entre le fond et la forme, et quelquefois une telle simultanéité de la pensée et de l'expression, qu'on risquerait fort de se tromper en décidant si ce sont les choses qui sont venues les premières, ou si ce sont les mots. Nous avons donc deux sortes de beautés : Les beautés descriptives;

Les beautés morales.

En ce qui regarde l'époque poétique qui fait le sujet de cet ouvrage, j'en ai dit assez sur les beautés de description. Le principal mérite, je le répète, des poëtes de cette époque, c'est la description, quoique déjà ce ne soit plus la description à grands traits des poésies primitives, ni même la description savante, mais pourtant si simple encore et si expressive des poésies des grands siècles. Je remplirais tout un volume de morceaux pris dans Lucain et dans ses contemporains, où l'on verrait des ressources de langue infinies, et un luxe de nuances de style égal à celui des nuances d'idées. J'ai

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