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V. Des innovations de Lucain.

Voyons maintenant les innovations de Lucain. Ces innovations sont de deux sortes.

Il innove dans les mots par des créations, des additions au vocabulaire de la langue latine, des modifications introduites dans sa grammaire ce sont proprement des innovations matérielles.

Il innove dans les tours, par les images, les figures de pensées, les métaphores; ce sont des innovations dans l'ordre des idées, des altérations du génie même de la langue, lequel ne consiste pas dans un certain fonds invariable et sacré de mots et de tournures, mais dans la conformité de tout mot et de toute tournure avec le génie d'une nation, avec les monuments littéraires où cette nation se reconnaît.

J'ai fait cette distinction pour plus de facilité et de clarté; mais on sent que les deux sortes d'innovations rentrent souvent l'une dans l'autre. Il est cependant certaines nuances par lesquelles elles diffèrent. Je donnerai successivement des citations où ces nuances sont marquées. Voici d'abord les innovations de mots.

VI. Des innovations de mots.

Je me borne à quelques exemples des unes et des autres; une énumération complète, outre qu'elle ne prouverait pas plus plus qu'un choix raisonné

d'exemples, aurait de plus l'inconvénient d'être parfaitement ennuyeuse; et la matière que je traite n'est pas déjà si plaisante que je n'évite, par tous les moyens, de la charger d'une érudition superflue. Il y en aura cependant de quoi satisfaire même les exigences d'un philologue.

I. Adde quod adsuescis fatis1. Adsuesco est ici pris dans le sens actif, contre l'usage qui l'avait fait neutre jusque-là. Le passage d'où est tiré cet exemple est curieux. C'est celui où Cornélie éplorée déclare à son mari que, parmi tous les inconvénients. qui résulteront de sa relégation dans l'île de Lesbos, il y a celui-là par-dessus tout, qu'elle pourrait fort bien s'accoutumer à l'absence et apprendre à la longue à supporter la douleur. Adde quod adsuescis fatis signifie donc : « Ajoute à cela que tu m'accoutumes à mes destins errants, c'est-à-dire à être loin de toi. » Adsuescis est pour adsuefacis assurément, mais n'en est pas le synonyme, du moins dans la belle langue du siècle d'Auguste. On trouve, il est vrai, dans Horace : « Pluribus assuerit mentem2, » et dans Virgile, « Ne, pueri, ne tanta animis assuescite bella. » Mais, dans ces deux exemples, il y a seulement action réfléchie; dans Lucain, il y a action directe, c'est-à-dire que le verbe est tout à fait actif. Stace a dit comme lui: Rhodopen assueverat umbra*.

II. Pati employé dans le sens absolu de vivere. On passerait à peine cette hardiesse à Héraclite,

1. Pharsale, livre V, vers 776.

2. Satires, livre II, sat. II, vers 109.

3. Eneide, livre VI, vers 833.

4. Thébaide, livre IX, vers 655.]

pour qui, sans doute, vivre et souffrir devaient être la même chose. On trouve, à la vérité, dans Virgile :

<< Certum est in silvis inter spelæa ferarum
« Malle pati'... »

Mais, ici, il s'agit de vivre dans les forêts, au milieu des bêtes féroces. Le mot pati indique l'extrême misère et l'extrême souffrance, et il peut très-bien être pris dans son acception ordinaire, souffrir. Il n'en est pas de même dans Lucain. Disce sine armis posse pati: «Apprends qu'on peut bien vivre sans se battre. » Et ailleurs : Et nescis sine rege pati3: «Et tu ne sais pas vivre sans roi. » Il n'y a pas là la moindre idée de souffrance ni physique ni morale; loin de là, pati veut dire vivre bien, vivre heureux; c'est tout l'opposé de la souffrance. Au reste, l'oncle de Lucain lui avait donné l'exemple de ces importations qu'on peut qualifier d'espagnoles, car c'est l'exagération qui y domine. On trouve dans la tragédie, ou plutôt dans la déclamation en vers, intitulée Thyeste, ce vers qui contient à la fois un jeu de mots et une innovation :

<< Immane regnum est posse sine regno pati *... >>

« C'est un monstrueux royaume que celui où l'on << peut vivre sans royaume, » c'est-à-dire sans gouvernement, maxime qui devait être fort goûtée de l'élève de Sénèque, Néron.

1. Bucoliques, x, vers 53.

2. Pharsale, livre V, vers 314.

3. Livre IX, vers 262.

4. Thyeste, vers 470.

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III. Durare avec un verbe :

Victurosque dei celant, ut vivere durent,
Felix esse mori1.

<< Les dieux ne disent pas à ceux qui doivent vivre qu'il y a du bonheur à mourir, afin qu'ils persé« vèrent à vivre. » Sans compter que felix, qui ne s'applique qu'aux personnes dans la belle latinité, ou du moins aux êtres qui peuvent percevoir d'une façon ou d'une autre l'état de bonheur, et qui en ont plus ou moins conscience, s'applique ici à une chose, à un état passif, sans conscience de lui-même, au mourir.

IV. Exire per ferrum, « sortir à travers le javelot. »

Per ferrum tanti securus vulneris exit (leo)2...

Littéralement : « Sans se soucier d'une si large bles<< sure, le lion passe à travers le javelot.... » Jusqu'à Lucain, c'était le fer qui sortait du corps du blessé, et non le blessé qui sortait du fer. Ici encore, c'est l'oncle de Lucain qui a les honneurs de l'innovation. Dans le Traité de la Colère, on lit cette phrase:

<< Gaudent feriri, et instare ferro, et tela corpore urgere, et « per vulnus suum exire....3 »

« Ils aiment à être frappés, à se pousser sur le fer, « à enfoncer les traits avec le poids de leur corps, « et à sortir à travers leur blessure. » Quant à l'expression securus vulneris, elle n'est guère moins insolite, quoiqu'elle ait plutôt l'air d'une négligence que d'une innovation. Dans la langue de Virgile, on di

1. Pharsale, livre IV, vers 519.

2. Livre I, vers 212.

3. De la colère, livre III, 3.

:

sait déjà très-hardiment: Securus amorum germanœ1 (Pygmalion): «S'inquiétant fort peu des amours « de sa sœur (pour Sichée). » Lucain renchérit sur cette hardiesse. Avant lui, Sénèque avait dit: Secura metus Troïa pubes2: « La jeunesse troyenne, << libre de toute crainte. » Et c'est d'après ce double exemple de l'oncle et du neveu, que vous trouvez dans Valérius Flaccus : Tantæ molis securus3; dans Stace Tantique maris secura juventus*; dans Silius Italicus Securus cœdis; toutes innovations qui ont fait perdre au mot securus son acception vraie et générale. Il y a une nuance très-profonde et trèsdistincte entre la signification de ce mot securus dans la belle latinité, et ce qu'on lui fait dire dans la latinité de la décadence. Cette nuance porte tantôt en deçà, tantôt au delà de l'acception vraie; mais jamais les deux latinités ne se rencontrent. Je ne dis rien de l'idée qui a donné lieu à la citation de Lucain, ni de l'espèce de magnanimité de ce lion qui sort à travers le fer, avec l'insensibilité du fer lui-même entrant dans ses flancs. Ces exemples de fausse grandeur se voient à chaque instant dans Lucain.

V. Stimulis negare, « résister à l'aiguillon. »

1. Énéide, livre I, vers 350.

2. Agamemnon, vers 637.

3. Argonaut., livre III, vers 479.

4. Thébarde, VII, 268. Virgile dit, il est vrai, Énéide, livre VII, vers 303 :

Optato conduntur Tibridis alveo,

Securi pelagi atque mei.

«Ils sont à l'abri dans le lit de ce Tibre, objet de leurs voeux, n'ayant plus rien à «craindre, ni de la mer ni de moi. » C'est Junon qui parle des Troyens. Dans l'exemple de Stace, Secura maris tanti juventus signifie une jeunesse qui ne s'effraye pas d'une si vaste mer, qui s'en rit, qui n'en voit pas les périls, en raison de son inexpérience. La différence est sensible.

5. Puniques, X, vers 300.

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