Billeder på siden
PDF
ePub

vrages. On ne fait pas à une réunion de vieux poëtes officiels ou de vieux courtisans, les honneurs de leurs petites dispositions précoces et de l'aisance avec laquelle ils reçoivent, comme un tribut qui leur est dû, les éloges et les baisers; on n'annonce pas leur gloire dix ans à l'avance, sauf à voir cette gloire promise s'évanouir en fumée. Ce sont eux qui s'annoncent d'eux-mêmes, et avec d'autant plus de défiance; ils sortent de leur solitude, un. bon livre à la main, et si le public, qui ne les attendait pas, hésite à les admirer, ils ne s'en plaignent ni ne s'en étonnent.

Lucrèce, né quelques années avant les guerres de Marius et de Sylla, d'une famille que l'on voudrait faire remonter jusqu'au noble sang de la chaste Lucrèce, suit Memmius dans son gouvernement de Bithynie, visite sans doute Athènes, s'y nourrit de philosophie et de poésie, et compose en silence, pour le loisir de son docte et indolent ami, un poëme qui fait faire à la poésie latine, entre Ennius et Virgile, un pas de géant'.

Virgile, né aux champs, passa sa jeunesse, comme son devancier, dans de sévères et solitaires études. Les guerres civiles l'atteignent dans son loisir et dans son aisance; il est chassé de son foyer par des soldats qu'on récompensait avec les terres des Italiens. Il commence sa vie par la solitude et le malheur. A vingt-cinq ans, il hasarde timidement,

1. Cicéron parle de Memmius dans son traité de Oratore: « Il était, dit-il, consommé dans les lettres grecques, mais dédaigneux des latines; orateur fin, parlant avec charme, mais qui fuyait le travail de la diction, et même celui de la pensée. » Accusé de brigue ou de concussion, Memmius mourut en exil à Patras, bourg de l'Achaïe.

sous le patronage de Théocrite, quelques poésies mélodieuses et profondes. Son talent pur et plein d'harmonie ouvre l'âge d'or de la poésie latine.

Même destinée pour Horace, ou à peu près. Son père, affranchi et collecteur d'impôts, homme de sens, le mène à Rome tout enfant, mais pour y trouver des livres, des moyens d'étudier, et non des vices. Horace va aux écoles. Mais son père l'y conduit par la main; il le suit chez ses maîtres; il garde sévèrement sa jeunesse du contact des idées fausses et de la corruption. A vingt-deux ans, Horace, pourvu de deux langues, celle de Lucrèce et celle d'Homère, va continuer ses études à Athènes. La guerre civile amène là Brutus, qui l'enlève à ses livres et l'affuble des insignes du tribunat militaire. Horace se laisse faire soldat par distraction, suit Brutus, et joue le jeu des guerres civiles sans y vouloir rien gagner. S'il n'eût pas fui à Philippe, et si, par malheur, il avait eu assez de courage pour se croire bon soldat, au lieu d'être un grand poëte, il eût été un de ces chefs de partisans médiocres dont Auguste acheta la neutralité, et plus tard les services, par des commandements à l'extérieur ou par des offices de cour. Placé entre deux gloires, il préféra celle qui lui convenait à celle qui lui était imposée, et l'époque y trouva son compte. Elle ne perdait rien à ce qu'un républicain de plus, enrôlé en courant, et nommé chef avant d'avoir été soldat, lâchât pied dans une guerre impie; mais elle eût perdu beaucoup à avoir un grand poëte de moins.

Sénèque, devenu gouverneur de Néron, plaça

son neveu auprès du jeune prince. Il n'y a pas de pire éducation que celle-là. Lucain et Néron apprenaient ensemble la philosophie et la poésie. Le sujet avait plus d'esprit que le prince, et il fallait qu'il s'en trouvât moins. Cette espèce de familiarité où les distances sont conservées est la plus abrutissante de toutes les servitudes. Lucain était ardent, avide de succès, vain comme un Espagnol; Néron était jaloux, tout aussi désireux de louange, vain comme un prince, et ayant assez d'esprit pour s'impatienter de n'en avoir pas davantage. Entre ces deux jeunes gens, l'amitié devait être gênée, orageuse, et, en tout cas, ne pouvait pas durer longtemps.

Il y eut toutefois un moment où elle parut aussi vive qu'entre égaux; du côté de Lucain, elle éclata par d'ardentes flatteries; du côté de Néron, par des places et des honneurs. Le temps des plaisirs de jeunesse emporta pour un moment toutes les préoccupations littéraires. Néron fit nommer son ami questeur, avant l'âge prescrit par les lois. Le peuple y gagna un magnifique spectacle de gladiateurs que Lucain lui fit donner durant sa questure. On ne remarqua pas cette violation de la loi, encore qu'à cette époque Rome ne s'aperçût le plus souvent de l'existence des lois que par leur violation'. Quelque temps après, Lucain fut nommé augure. Toutes ces faveurs accumulées firent tomber Lucain un peu plus vite et d'un peu plus haut. La vanité littéraire reprit le

1. C'était une loi portée au commencement du règne de Néron, et qui lui fut comptée comme un de ses actes les plus louables. Cette loi abrogeait celle des consuls, laquelle obligeait tous les questeurs nommés à donner un spectacle de gladiateurs. (Tacite, Annales, XIII, 5.)

dessus; les vers brouillèrent ceux que les plaisirs avaient réunis. Si Sénèque avait eu plus de sens, il aurait prévu qu'entre un prince bel esprit et un poëte en réputation, il ne peut pas y avoir de liaison solide. Je m'étonne d'autant plus de son imprévoyance, que lui-même avait failli périr sous Caligula, parce que ce prince imbécile lui enviait son talent'. La mode d'écrire, et de ce qu'on appelait déclamer, était si furieuse à Rome, les applaudissements si recherchés, et cette gloire de banquettes si courue, que les empereurs ne se croyaient pas dédommagés par une puissance sans contrôle et sans limites de n'être pas les premiers poëtes de leur empire, ou du moins les plus applaudis.

Le refroidissement entre Néron et Lucain fut rapide. La convenance voulait que, dans les lectures faites par l'un des deux amis, l'autre fût là pour écouter et applaudir. Quand c'était le tour de Néron de déclamer, Lucain arrivait le premier au lieu de l'assemblée; il faisait asseoir les nobles personnages qui venaient flatter César poëte, afin que César empereur s'en souvînt. Il allait de l'un à l'autre, glissant à l'oreille des plus empressés quelques mots sur la pièce qui devait être lue, et dont il avait reçu la première confidence. C'est lui qui conduisait les applaudissements, qui, par ses acclamations ou ses gestes significatifs, avertissait l'assemblée des passages où Néron désirait d'être applaudi; c'est lui qui commandait le silence à l'orchestre, et qui donnait le signal de ces murmures croissants au

1. Caligula qualifiait les ouvrages de Sénèque de pures amplifications d'école et de sable sans chaux « commissiones et arenam sine calce.» ( Suét., Caligula, L.)

milieu desquels se perdaient les derniers mots de la période poëtique de Néron; c'est lui qui arrangeait toutes choses de façon que son puissant ami eût des éloges là où il en voulait, et que l'assemblée parût ne lui en donner que là où elle le voulait. Ces bons offices étaient à charge de revanche; mais l'auditoire conduit par Néron comprenait très-bien que le prince ne lui saurait pas mauvais gré de ne pas admirer Lucain autant qu'il l'admirait lui-même, et de le laisser quelquefois applaudir tout seul les vers de son émule.

L'épreuve recommençait souvent, parce que Lucain et Néron étaient également féconds. Lucain faisait des silves, des saturnales, des iliaques, des poëmes, à peu près comme on a fait de notre temps des méridionales, des occidentales, et des américaines. De son côté Néron composait des poëmes mythologiques dont on a perdu le catalogue, parce que les actes de l'empereur ont mis les vers du poëte en oubli. Des deux réputations de Néron l'une a effacé l'autre. Il a barbouillé de tant de sang ses poésies qu'il ne s'est pas même trouvé un commentateur pour en déchiffrer les titres.

Après tout, ces deux poëtes, amis et rivaux, mais bien plus rivaux qu'amis, cet auditoire mené tour à tour par l'un d'eux, tout cela n'était qu'une comédie qui ne pouvait être bien jouée longtemps. Les excessives complaisances de Lucain pour Néron le trahissaient, car il prouvait par là, malgré lui, qu'il se sentait supérieur au prince, et qu'il avait besoin de le flatter pour combler l'intervalle. Néron, qui n'était pas sans finesse, voyait bien que le suc

« ForrigeFortsæt »