Billeder på siden
PDF
ePub

francs, Marius était nourri, logé et servi. Son habillement lui coûtait cent francs, son linge cinquante francs, son blanchissage cinquante francs, le tout ne dépassait pas six cent cinquante francs. Il lui restait cinquante francs. Il était riche. Il prêtait dans l'occasion dix francs à un ami; Courfeyrac avait pu lui emprunter une fois soixante francs. Quant au chauffage, n'ayant pas de cheminée, Marius l'avait « simplifié ».

Marius avait toujours deux habillements complets, l'un vieux, « pour tous les jours », l'autre tout neuf, pour les occasions. Les deux étaient noirs. Il n'avait que trois chemises, l'une sur lui, l'autre dans la commode, la troisième chez la blanchisseuse. Il les renouvelait à mesure qu'elles s'usaient. Elles étaient habituellement déchirées, ce qui lui faisait boutonner son habit jusqu'au menton.

Pour que Marius en vint à cette situation florissante, il avait fallu des années. Années rudes; difficiles, les unes à traverser, les autres à gravir. Marius n'avait point failli un seul jour. Il avait tout subi, en fait de dénûment; il avait tout fait, excepté des dettes. Il se rendait ce témoignage que jamais il n'avait dû un sou à personne. Pour lui, une dette, c'était le commencement de l'esclavage. Il se disait même qu'un créancier est pire qu'un maître; car un maître ne possède que votre personne, un créancier possède votre dignité et peut la souffleter. Plutôt que d'emprunter il ne mangeait pas. Il avait eu beaucoup de jours de jeûne. Sentant que toutes les extrémités se touchent et que, si

l'on n'y prend garde, l'abaissement de fortune peut mener à la bassesse d'âme, il veillait jalousement sur sa fierté. Telle formule ou telle démarche qui, dans toute autre situation, lui eût paru déférence, lui semblait platitude, et il se redressait. Il ne hasardait rien, ne voulant pas reculer. Il avait sur le visage une sorte de rougeur sévère. Il était timide jusqu'à l'àpreté.

Dans toutes ses épreuves il se sentait encouragé et quelquefois même porté par une force secrète qu'il avait en lui. L'àme aide le corps, et à de certains moments le soulève. C'est le seul oiseau qui soutienne sa cage.

A côté du nom de son père, un autre nom était gravé dans le cœur de Marius, le nom de Thénardier. Marius, dans sa nature enthousiaste et grave, environnait d'une sorte d'auréole l'homme auquel, dans sa pensée, il devait la vie de son père, cet intrépide sergent qui avait sauvé le colonel au milieu des boulets et des balles à Waterloo. Il ne séparait jamais le souvenir de cet homme du souvenir de son père, et il les associait dans sa vénération. C'était une sorte de culte à deux degrés, le grand autel pour le colonel, le petit pour Thénardier. Ce qui redoublait l'attendrissement de sa reconnaissance, c'est l'idée de l'infortune où il savait Thénardier tombé et englouti. Marius avait appris à Montfermeil la ruine et la faillite du malheureux aubergiste. Depuis il avait fait des efforts inouïs pour saisir sa trace et tâcher d'arriver à lui dans ce ténébreux abime de la misère où Thénardier avait disparu. Marius avait battu tout le pays; il était allé à Chelles,

[ocr errors]
[ocr errors]

à Bondy, à Gournay, à Nogent, à Lagny. Pendant trois
années il s'y était acharné, dépensant à ces explora-
tions le peu d'argent qu'il épargnait. Personne n'avait
pu lui donner de nouvelles de Thénardier; on le croyait
passé en pays étranger. Ses créanciers l'avaient cherché
aussi, avec moins d'amour que Marius, mais avec autant
d'acharnement, et n'avaient pu mettre la main sur lui.
Marius s'accusait et s'en voulait presque de ne pas
réussir dans ses recherches. C'était la seule dette que
lui eût laissée le colonel, et Marius tenait à honneur de
la payer.
Comment, pensait-il, quand mon père
gisait mourant sur le champ de bataille, Thénardier,
lui, a bien su le trouver à travers la fumée et la mi-
traille et l'emporter sur ses épaules, et il ne lui devait
rien cependant, et moi qui dois tant à Thénardier, je
ne saurais pas le rejoindre dans cette ombre où il ago-
nise et le rapporter à mon tour de la mort à la vie!
Oh! je le retrouverai! - Pour retrouver Thénardier en
effet, Marius eût donné un de ses bras, et, pour le tirer
de la misère, tout son sang. Revoir Thénardier, rendre
un service quelconque à Thénardier, lui dire : Vous ne
me connaissez pas, eh bien, moi, je vous connais ! je
suis là! disposez de moi! - c'était le plus doux et le
plus magnifique rêve de Marius.

111

MARIUS GRANDI

A cette époque, Marius avait vingt ans. Il y avait trois ans qu'il avait 'quitté son grand-père. On était resté dans les mêmes termes de part et d'autre, sans tenter de rapprochement et sans chercher à se revoir. D'ailleurs, se revoir, à quoi bon? pour se heurter? Lequel eût eu raison de l'autre? Marius était le vase d'airain, mais le père Gillenormand était le pot de fer.

Disons-le, Marius s'était mépris sur le cœur de son grand-père. Il s'était figuré que M. Gillenormand ne l'avait jamais aimé, et que ce bonhomme bref, dur et riant, qui jurait, criait, tempêtait et levait la canne, n'avait pour lui tout au plus que cette affection à la fois légère et sévère des Gérontes de comédie. Marius se trompait. Il y a des pères qui n'aiment pas leurs enfants; il n'existe point d'aieul qui n'adore son petitfils. Au fond, nous l'avons dit, M. Gillenormand idolatrait Marius. Il l'idolâtrait à sa façon, avee accompa gnement de bourrades et même de gifles; mais, cet enfant disparu, il se sentit un vide noir dans le cœur.

Il exigea qu'on ne lui en parlât plus, en regrettant tout bas d'être si bien obéi. Dans les premiers temps il espéra que ce buonapartiste, ce jacobin, ce terroriste, ce septembriseur reviendrait. Mais les semaines se passèrent, les mois se passèrent, les années se passèrent; au grand désespoir de M. Gillenormand, le buveur de sang ne reparut pas. Je ne pouvais pourtant pas faire autrement que de le chasser, se disait le grand-père, et il se demandait : si c'était à refaire, le referais-je? Son orgueil sur-le-champ répondait oui, mais sa vieille tête qu'il hochait en silence répondait tristement non. Il avait ses heures d'abattement. Marius lui manquait. Les vieillards ont besoin d'affections comme de soleil. C'est de la chaleur. Quelle que fût sa forte nature, l'absence de Marius avait changé quelque chose en lui. Pour rien au monde, il n'eût voulu faire un pas vers ce « petit drôle »; mais il souffrait. Il ne s'informait jamais de lui, mais il y pensait toujours. Il vivait, de plus en plus retiré, au Marais. Il était encore, comme autrefois, gai et violent, mais sa gaîté avait une dureté convulsive comme si elle contenait de la douleur et de la colère, et ses violences se terminaient toujours par une sorte d'accablement doux et sombre. Il disait quelquefois : - Oh! s'il revenait, quel bon soufflet je lui donnerais!

Quant à la tante, elle pensait trop peu pour aimer beaucoup; Marius n'était plus pour elle qu'une espèce de silhouette noire et vague; et elle avait fini par s'en occuper beaucoup moins que du chat ou du perroquet qu'il est probable qu'elle avait.

« ForrigeFortsæt »