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Voici non seulement le meilleur livre qui ait paru pendant le cours de cette quinzaine, mais aussi le meilleur et le plus beau que nous ait donné l'auteur du Mariage de Loti, d'œuvres éloquentes, qui commandent l'émotion rien que par la force de la vérité.

Dès les premières lignes, l'écrivain a pris possession du lecteur; il l'a transporté dans le milieu qu'il décrit et, brusquement, il l'a saisi et fait vivre de cette vie de la mer, des matelots, des Bretons, des tranquilles héros qu'il peint sans les grandir, juste à leurs proportions exactes. C'est que le grand mérite de M. Loti est justement la proportion; il n'exagère rien, et ses « effets ne sont produits que par

l'absolue relation des parties entre elles. Prosper Mérimée avait aussi ce don de justesse de coup d'œil, et si je ne craignais de paraître faire un compliment à M. Loti, je le comparerais à l'auteur de Mateo Falcone, doué d'infiniment plus de sensibilité.

Pêcheurs d'Islande est l'histoire d'une vie et d'un amour de pêcheurs. Tristes vies, mélancoliques amours que celles qui se séparent dès le premier jour; la pauvre fille ou femme reste dans son village, pendant que le marin, « fiancé de la mer », part aux aventures. Rien de plus simple, rien de plus navrant. Le roman tient dans cette donnée, ou du moins sa seconde partie; mais j'ai hâte de citer quelques pages de ce livre plein de charme, d'émotion et de grandeur. Nul n'a su rendre la mer sous tous ses aspects, comme Pierre Loti. Voici une petite peinture presque intime prise sur le vif de la mer d'Islande :

La Marie projetait sur l'étendue une ombre qui était très longue comme le soir, et qui paraissait verte, au milieu de ces surfaces polies reflétant les blancheurs du ciel; alors, dans toute cette partie ombrée qui ne miroitait pas, on pouvait distinguer par transparence ce qui se passait sous l'eau des poissons innombrables, des myriades et des myriades, tous pareils, glissant doucement dans la même direction, comme ayant un but dans leur perpétuel voyage. C'étaient les morues qui exécutaient leurs évolutions d'ensemble, toutes en long dans le même sens, bien parallèles, faisant un effet de hachures grises, et sans cesse agitées

d'un tremblement rapide, qui donnait un air de fluidité à cet amas de vies silencieuses. Quelquefois, avec un coup de queue brusque, toutes se retournaient en même temps, montrant le brillant de leur ventre argenté; et puis le même coup de queue, le même retournement, se propageait dans le banc tout entier par ondulations lentes, comme si des milliers de lames de métal eussent jeté, entre deux eaux, chacune un petit éclair.

Le soleil, déjà très bas, s'abaissait encore; donc c'était le soir décidément. A mesure qu'il descendait dans les zones couleur de plomb qui avoisinaient la mer, il devenait jaune, et son cercle se dessinait plus net, plus réel. On pouvait le fixer avec les yeux, comme on fait pour la lune.

Il éclairait pourtant, mais on eût dit qu'il n'était pas du tout loin dans l'espace; il semblait qu'en allant, avec un navire, seulement jusqu'au bout de l'horizon, on eût rencontré là ce gros ballon triste, flottant dans l'air à quelques mètres au-dessus des eaux.

Arrivons à l'être humain. Voici, en pleine et rude Bretagne, celle des marins, une grand'mère qui conduit son petit-fils au port d'embarquement :

C'est par le train du soir qu'elle s'en était allée. Pour économiser, ils s'étaient rendus à pied à la gare; lui, portant son carton de voyage et la soutenant de son bras fort sur lequel elle s'appuyait de tout son poids. Elle était fatiguée, fatiguée, la pauvre vieille; elle n'en pouvait plus, de s'être tant surmenée pendant trois ou quatre jours. Le dos tout courbé sous son châle brun, ne trouvant plus la force de se redresser, elle n'avait plus rien de jeune dans la tournure et sentait bien toute l'accablante lourdeur de ses soixante-seize ans. A l'idée que c'était fini, que dans quelques minutes il faudrait le quitter, son cœur se déchirait

d'une manière affreuse. Et c'était en Chine qu'il s'en allait, là-bas, à la tuerie! Elle l'avait encore là, avec elle; elle le tenait encore de ses deux pauvres mains... et cependant il partirait; ni toute sa volonté, ni toutes ses larmes, ni tout son désespoir de grand'mère ne pourraient rien pour le garder!...

Embarrassée de son billet, de son panier de provisions, de ses mitaines, agitée, tremblante, elle lui faisait ses recommandations dernières auxquelles il répondait tout bas par de petits oui bien soumis, la tête penchée tendrement vers elle, la regardant avec ses bons yeux doux, son air de petit enfant.

Allons, la vieille, il faut vous décider, si vous voulez partir!

La machine sifflait. Prise de la frayeur de manquer le train, elle lui enleva des mains son carton; puis laissa retomber la chose à terre, pour se pendre à son cou dans un embrassement suprême.

On les regardait beaucoup dans cette gare, mais ils ne donnaient plus envie de sourire à personne. Poussée par les employés, épuisée, perdue, elle se jeta dans le premier compartiment venu, dont on lui referma brusquement la portière sur les talons, tandis que, lui, prenant sa course légère de matelot décrivait une course d'oiseau qui s'envole, afin de faire le tour et d'arriver à la barrière, dehors, à temps pour la voir passer.

Un grand coup de sifflet, l'ébranlement bruyant des roues,

la grand'mère passa. Lui, contre cette barrière, agitait avec une grâce juvénile son bonnet à rubans flottants, et, elle, penchée à la fenêtre de son wagon de troisième, faisait signe avec son mouchoir pour être mieux reconnue. Si longtemps qu'elle put, si longtemps qu'elle distingua cette forme bleu-noir qui était encore son petit-fils, elle le suivit des yeux, lui jettant de toute son âme cet « au revoir » tou

jours incertain que l'on dit aux marins quand ils s'en vont.

Regarde-le bien, pauvre vieille femme, ce petit Sylvestre; jusqu'à la dernière minute, suis bien sa silhouette fuyante, qui s'efface là-bas pour jamais...

Et, quand elle ne le vit plus, elle retomba assise, sans souci de froisser sa belle coiffe, pleurant à sanglots, dans une angoisse de mort...

Lui, s'en retournait lentement, tète baissée, avec de grosses larmes descendant sur ses joues. La nuit d'automne était venue, le gaz allumé partout, la fête des matelots commencée. Sans prendre garde à rien, il traversa Brest, puis le pont de Recouvrance, se rendant au quartier.

Il rentra se coucher dans son hamac, et pleura tout seul, dormant à peine jusqu'au matin.

Le pauvre garçon meurt là-bas, comme tant d'autres un coup de fusil lui a percé le poumon, il agonise.

Il se débattait maintenant; il râlait. On épongeait aux coins de sa bouche de l'eau et du sang qui étaient remontés de sa poitrine, à flots, pendant ses contorsions d'agonie. Et le soleil magnifique l'éclairait toujours; au couchant, on eût dit l'incendie de tout un monde, avec du sang plein les nuages; par le trou de ce sabord ouvert entrait une large bande de feu rouge, qui venait finir sur le lit de Sylvestre, faire un nimbe autour de lui.

... A ce moment, ce soleil se voyait aussi, là-bas, en Bretagne, où midi allait sonner. Il était bien le même soleil, et au même instant précis de sa durée sans fin; là, pourtant il avait une couleur très différente; se tenant plus haut dans un ciel bleuâtre, il éclairait d'une douce lumière blanche la grand❜mère Yvonne, qui travaillait à coudre, sur sa porte.

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