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vement par le savant religieux, les meilleures qualités de son esprit si pénétrant, si alerte et si richement doué y brillent partout à peu près sans ombre de défaillance.

L'objet du traité est bien marqué par le titre et par les courtes explications de la préface: défendre le caractère irréductible de la pensée contre le matérialisme extrascientifique de beaucoup de physiologistes, et en même temps sauver l'autorité des sens plus que compromise par leurs théories exclusives; surtout dégager les vraies données de la science physiologique et en montrer le parfait accord avec celles du spiritualisme. Cette grande tâche est accomplie en deux livres, l'un sur la Connaissance, l'autre sur l'Activité humaine.

Dans le premier, l'existence substantielle de l'âme est démontrée par la nature même de la pensée, dont le système nerveux ne peut être ni le sujet ni l'organe; après quoi, la part de l'organisme dans la vie psychique est mesurée d'après une étude également attentive de la conscience et de la vie corporelle. Les connaisseurs admireront surtout la discussion détaillée de la loi de Weber sur la mesure des sensations; celle des théories de L. Dumont sur le plaisir et la douleur et aussi de la formule très incomplète de M. Francisque Bouillier sur le même objet; enfin, l'étude de la mémoire, appuyée sur des faits souvent fournis par M. Ribot et par d'autres tenants de la psychologie physique, mais aboutissant à une tout autre doctrine.

Dans le second livre, l'Activité humaine, le déterminisme des physiologistes exclusifs et des positivistes est réfuté avec la même finesse d'analyse et la même vigueur de logique, en même temps que la loi, les troubles, les perversions de la volonté sont expliqués par la psychologie la plus lumineuse, qui n'est pas précisément celle des « maladies de la volonté. » Les chapitres suivants, qui débordent un peu le sujet immédiat de l'ouvrage, mais qui s'y rattachent comme la conséquence au principe, et qui, d'ailleurs, dépassent tout le reste en importance, feront admirer d'autres parties du beau talent de l'auteur. En repoussant la prétendue morale du positivisme, celle de l'athéisme social, celle de l'évolutionnisme absolu, il assouplit et varie le ton de sa polémique : l'éloquence y gagne sans que la dialectique ait à se plaindre. Parmi les morceaux placés en appendice, je dois signaler au moins celui qui a pour titre : les Couleurs consécutives et le daltonisme (p. 515-526). Le P. de Bonniot avait fait de vraies découvertes scientifiques sur ce sujet ; mais il ne s'agit ici que d'une question philosophique, savoir le rapport du daltonisme avec le problème de l'objectivité des couleurs.

Une analyse plus détaillée de ce bel ouvrage serait d'autant moins utile ici que ceux de nos lecteurs qui s'intéressent aux études philosophiques et scientifiques ne peuvent guère se passer de le lire. Ils sont

sûrs d'y trouver, sinon le dernier mot, au moins les données les plus précieuses sur les problèmes les plus essentiels et les plus « actuels >> de la philosophie et de la science de l'homme.

6. J'ai la même raison, plus une autre raison encore, pour ne pas insister sur la Bête comparée à l'homme, dont la seconde édition paraissait à peu près en même temps que l'ouvrage dont je viens de parler. C'est également un livre décisif et à peu près indispensable sur une question psychologique de premier ordre et plus obscurcie aujourd'hui que jamais par certaines écoles. De plus (c'est « l'autre raison »), j'en ai rendu compte, ici même, en 1875, à l'époque où il parut pour la première fois, et l'auteur, alors à ses débuts, en me remerciant de mes éloges et de mes critiques, voulut bien se tenir pour encouragé par mon obscur suffrage. C'est par un pur oubli, je le suppose, et cet oubli n'a rien d'étrange après un espace de treize ans, qu'il a maintenu parmi les pièces de son Appendice, l'Histoire du chien de Montargis, dont je lui avais signalé le caractère fabuleux. Mais c'est là un détail insignifiant pour l'objet propre de l'ouvrage, qui est philosophique et non historique. A cet égard, il a reçu des améliorations très notables, non dans la doctrine, qui reste la même, mais dans la distribution des matières et surtout dans des discussions et des développements tout nouveaux. Je citerai dans le premier livre (l'Homme), tout le chapitre Iv, l'Homme d'après les naturalistes (Huxley, C. Vogt, Richet); tout le livre III, renfermant d'abord une longue et instructive correspondance entre l'auteur et un savant chrétien, feu M. le baron de Saint-Aignan, sur « la raison des bêtes, » puis le curieux chapitre sur « la raison chez le chien, » très remarqué naguère dans les Études des PP. jésuites; enfin tout ou presque tout un autre livre sur « la reine des invertébrés, » psychologie à peu près complète de la fourmi.

Il y a, je crois, sur la grave question de la bête comparée à l'homme, peu de livres comparables à celui-ci pour la valeur scientifique. Pourquoi ne pas ajouter qu'il n'y en a aucun de si spirituel et de si amusant?

7. Nous passons de la psychologie lumineuse à la psychologie obscure, en abordant, après les livres du P. de Bonniot, l'Essai très remarquable de M. Henri Bergson sur les données immédiates de la conscience. Le savant professeur du collège Rollin n'est pas un ennemi de l'âme humaine, qu'il prétend étudier d'une façon plus intime que ses émules, ni de la liberté, qu'il trouve seulement aussi mal établie que mal attaquée par les divers philosophes qui ont discuté un problème, d'après lui, mal posé. Il y a d'abord dans son livre une partie de psychologie générale, renfermée dans deux chapitres sur l'intensité et sur la multiplicité des états psychologiques. Les deux questions sont délicates et la solution radicale que propose M. Bergson suppose au moins une rare

puissance d'analyse. En mesurant l'intensité de nos sensations, nous introduisons indûment dans les faits de conscience l'idée de juxtaposition et la notion d'espace. D'autre part, en comptant nos actes intérieurs, nous confondons la vie indivisible du moi concret et réel avec la série numérique d'états successifs abstraits. Telle est l'origine d'une foule d'erreurs psychologiques. L'idée de grandeur extensive et celle de nombre une fois exclues de la notion du moi qu'elles altéraient, certains problèmes se posent tout autrement ou ne se posent plus. C'est ce que M. Bergson tâche de montrer en appliquant sa méthode à la question de la liberté (ch. III). Déterministes et anti-déterministes sont renvoyés dos à dos, après un examen des plus rigoureux (il y a de l'algèbre), convaincus d'avoir commis les uns et les autres la même confusion de la durée réelle perçue par la conscience avec la durée assimilée fautivement à l'espace. C'est ce dernier point qui ne me parait pas démontré du tout, je l'avoue, quoique une partie de l'étude de M. Bergson me semble solide, et qu'il y ait un vrai mérite dans ses analyses subtiles pour distinguer le vrai moi, intime et profond, des << croutes » que notre expérience établit par-dessus et qui finissent par constituer un moi fictif, « symbolique, » un « moi fantôme, » principe fécond d'illusions et d'erreurs en psychologie. Certes l'habile écrivain prétend sauvegarder la liberté morale. Mais en la déclarant absolument indéfinissable, parce que toute définition de la liberté constitue un vrai déterminisme, j'ai peur qu'il ne l'expose à quelque chose de pis que les objections vulgaires, je veux dire à cette fin de non-recevoir, qu'elle ne se conçoit pas, bien loin de s'imposer. La pensée de M. Bergson est tout autre : « La liberté est un fait, dit-il, et parmi les faits que l'on constate il n'en est pas de plus clair. » Mais qu'entend-il au juste par liberté? Je lui demande pardon de poser une question à laquelle il déclare qu'il n'y a pas de réponse. Cette question s'impose, aujourd'hui surtout que tel philosophe croit défendre la liberté morale en niant le libre arbitre, qui est exactement la même chose.

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8. En critiquant avec beaucoup de force et de subtilité, dans son dernier ouvrage, les « systèmes de morale contemporaine, » et particulièrement en portant les derniers coups à ce déplorable kantisme, qui a si profondément pénétré presque tout notre enseignement philosophique officiel, M. Alfred Fouillée était resté en demeure d'établir les fondements de la vraie morale. Il reconnaissait qu'on ne pouvait les trouver que dans la métaphysique, mais son lecteur se demandait ce qui pouvait bien subsister de métaphysique dans sa doctrine actuelle, si fortement imprégnée d'évolutionnisme. Voici enfin le livre qui devait répondre à cette question inévitable. Le titre seul, l'Avenir de la métaphysique fondée sur l'expérience, semble dire beaucoup, en ex

cluant le rationalisme et le formalisme métaphysiques; au fond, c'est peu s'avancer que de proclamer la nécessité, pour la métaphysique, de s'appuyer sur les faits. M. Fouillée a bien raison d'écarter les vues des positivistes, qui font de la métaphysique une pure poésie, de ne reconnaître que l'étiquette de l'expérience dans les fantaisies de Schopenhauer et de Hartmann, de signaler chez la plupart des autres philosophes de l'heure présente au moins le souci de constituer la métaphysique en savoir expérimental. » Reste à voir si la conciliation de la métaphysique et de la science expérimentale qu'il va tenter à son tour repose sur un principe solide. D'après ses propres termes, le problème se pose ainsi (p. XIV) : « 1o Trouver une méthode et une doctrine qui permettent de concilier le naturalisme scientifique avec l'idéalisme scientifique, et de constituer ainsi la partie positive de la philosophie; 2° faire rentrer le plus possible la métaphysique même dans la philosophie positive, dans la cosmologie et la psychologie scientifiques, par le moyen terme des idées-forces; 3° dans la partie de la philosophie qui se trouvera finalement irréductible à des faits, procéder par induction, ramener les conjectures métaphysiques à un système d'hypothèses aussi scientifiques qu'il sera possible, prolongement de l'expérience interne et externe. » Malgré l'obscurité de ce programme, on y démêle que la nouvelle métaphysique ne saurait être que relative, condamnée à l'état de perpétuelle recherche et même, à y regarder de près, véritablement nulle. M. Fouillée a beau fatiguer son vieux cheval de bataille, « la méthode de conciliation, » il ne dépassera jamais les conclusions du pur naturalisme. Il montre bien que le problème métaphysique est inévitable, mais il se condamne à le résoudre par un élément de pure expérience, et malgré son attention à s'appuyer sur l'expérience à la fois interne et physique, il n'approche pas de ce terme impossible qu'il poursuit concevoir comme nécessaire ce que l'expérience nous donne comme réel. Par là même, sa coordination de la métaphysique avec la science, objet de la première partie de son ouvrage, risque de ne contenter personne, tandis que ses longs et laborieux développements sur « la méthode de construction spéculative et de conciliation » lasseront probablement la patience des lecteurs les plus endurants. Il n'y aurait rien de mieux à dire sur la deuxième partie, la Métaphysique et la Morale, si elle ne renfermait des pages de critique dont quelques-unes ont une vraie valeur. Mais, en dehors de ces parties négatives, rien de solide ne se produit. M. Fouillée, rejetant du domaine de la certitude philosophique la liberté, l'immortalité, la divinité, qu'il n'admet ni comme théorèmes, ni comme postulats, n'a plus de terrain où asseoir la morale. Je me trompe : il a le terrain, à la fois naturaliste et idéaliste, des idées-forces. Nous avions déjà deux monismes, l'un matérialiste, l'autre spiritualiste; en voici

un troisième, né du principe dérisoire de la conciliation. L'auteur conclut en présentant au monde ce monisme, qui lui paraît porter dans ses flancs l'avenir de la métaphysique. Ce n'est jusqu'ici qu'un nuage à peu près impénétrable. Mais bientôt va se produire la Psychologie (pourquoi pas l'ontologie?) des idées-forces, qui devra nous aider à le percer.

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9. Attendons-la pourtant sans impatience, de peur qu'elle ne réserve à notre curiosité la même déconvenue que la seconde édition des Essais de philosophie platonicienne, qui forment le quatrième volume de la Philosophie de Platon. J'avais trop dit qu'il serait curieux, vu l'évolution philosophique accomplie par M. Fouillée depuis la première apparition de ce livre (1869), de noter les changements qu'il ferait subir à son platonisme. Il a pris le parti, qui était bien le plus sage et que j'aurais dû prévoir, de n'y changer à peu près rien du tout. Assurément il ne professe plus aujourd'hui, de bien s'en faut, les mêmes doctrines qu'alors sur la raison, le raisonnement, la conscience, la sensation, l'amour, objets des cinq chapitres du livre I; encore moins sur les preuves de l'existence de Dieu, sur ses attributs, sur la création, sur la Providence, étudiés dans le second livre. Mais, précisément parce qu'il en est fort éloigné, il ne pouvait songer à refaire cette sorte de déclaration de principes et d'aspirations philosophiques. Devait-il donc vouer à l'oubli ces témoins d'une ardente et forte jeunesse ? Qui aurait eu le triste courage de le lui conseiller? Il a mieux fait il nous les rend dans leur forme authentique, avec cette facile excuse: « Nous avons cru devoir laisser ici ces essais, à cause de la faveur avec laquelle ils furent jadis accueillis et des éléments de vérité ou de possibilité (?) qu'ils peuvent encore contenir... Quoique notre pensée, depuis ces années de la jeunesse, ait subi le changement et le développement inévitables pour toute pensée vivante et sincère, » etc. Au reste, on peut aimer beaucoup ces déductions à la fois larges et subtiles, on peut les préférer hautement à la sophistique actuelle de l'auteur, sans y voir ce qu'il prétend y avoir mis : « la forme la plus compréhensive et la plus extensive » du spiritualisme. Il est vrai que parmi les spiritualistes dont il s'est inspiré, M. Fouillée n'oublie pas de nommer Spinoza en fort bon rang. On aurait donc tort de regarder ce recueil de belles méditations platoniciennes comme un manuel à l'usage des jeunes élèves de philosophie. Les aspirations métaphysiques de M. Fouillée étaient, dès ses débuts, platoniques autant que platoniciennes, et la déplorable méthode qu'il préconisait et qu'il pratiquait déjà le préparait, comme il pourrait disposer les lecteurs novices, à tomber, en glissant sur la pente de la conciliation, des cimes de l'idéal platonicien jusqu'au naturalisme à peine relevé d'un soupçon de métaphysique sans Dieu.

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