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blissait, et que son heure était prochaine. Ses deux familles, celle du sang, celle des armes, ses enfants, son état-major, se réunirent autour du petit lit de fer, dans une chambre d'officier pauvre; elle a pour tout ornement des gravures d'uniformes, un Christ en croix, un bouquet de bleuets, un trophée de sabres; pour horizon, par delà le maigre profil de Frédéric II, un corps de garde, avec des rateliers de fusils et des canons sous les colonnes duriques. Le feld-maréchal et. le chancelier arrivèrent des premiers, pour assister leur maître dans cette dernière bataille. Le pasteur ouvrit la Bible au livre d'Isaïe, et récita quelques versets. Au dehors, la population s'amassait autour du monument de Frédéric.

A cinq heures, la cloche de la cathédrale tinta. Elle demandait des prières pour le mourant. Le peuple crut qu'elle sonnait le glas; cette foule consternée se rua sur les derrières du palais, pénétra de vive force dans la cour intérieure, et vint battre la porte en criant: L'Empereur est mort! - L'Empereur est vivant! répondit un aide de camp, qui sortit pour calmer la panique. Rassuré par ces affirmations, le peuple se dispersa. En effet, le souverain était revenu à lui au moment où le télégraphe transmettait au monde entier la nouvelle de sa fin. Il prit quelque nourriture, se leva sans aide, une dernière flamme de vie remonta dans ses prunelles. M. de Bismarck et M. de Moltke dirent avec confiance aux généraux qui les interrogeaient, comme ils quittaient la chambre : « Un homme qui a un pareil regard ne peut pas mourir. »

L'Empereur ne se trompait pas à ce répit. Sa fille l'ayant prié de ménager ses forces, il l'interrompit : « Je n'ai plus le temps d'être fatigué; j'ai encore beaucoup de choses à dire. » Et il rappela le feld-maréchal, pour s'entretenir encore de l'armée. Puis ce fut le tour de son petit-fils qui reçut les instructions politiques. Il parla de la Russie, il parla de la France. Les spectres commençaient à passer devant les yeux de l'agonisant. Ayant fini avec les soins du présent, sa pensée retrograda vers les jours anciens, si anciens qu'en les remémorant, il ne pouvait plus avoir de communication avec les vivants. Il demanda qu'on mît sur son coeur, quand il aurait cessé de battre, la Croix de fer et le Saint-George, les premières étoiles gagnées dans la campagne de France, l'autre, celle des temps déjà légendaires. Enfin, l'idée fixe du soldat s'effaça, avec les soucis de la terre, pour laisser prier le chrétien. Il murmura quelques répons des cantiques psalmodiés par le pasteur; on surprit encore sur ses lèvres quelques lambeaux de phrases, vagues et douces, qui témoignaient de l'entrée dans le mystère « Il m'a aidé de son nom...

Nous établirons des heures de recueillement... J'ai eu un rêve, la dernière fête à la cathédrale... C'était beau... >>

Il s'assoupit. Le seul bruit qu'il pût percevoir, dans le silence de la nuit, le dernier qui berça son sommeil, ce fut le pas lent, sur le trottoir, de la sentinelle, effleurant les fenêtres de la pointe de son casque. Aux approches de l'aube, le pouls tomba; l'impératrice, assise au pied du lit, tenait la main qui avait pris la sienne, soixante ans auparavant. Le jour vint à l'heure de la garde montante, doucement, sans secousse, Guillaume cessa de respirer.

Le second fragment, Messieurs, je l'emprunte au livre sur l'Exposition du Centenaire, et au chapitre consacré à la glorification de la Tour Eiffel. C'est déjà loin de nous, la Tour Eiffel, mais ce que je vais vous lire ne vieillira pas.

L'autre soir, je m'étais égaré là haut (sur la Tour), assez avant dans la nuit. J'étais resté seul dans la cage vitrée, toute pareille à la dunette d'un navire, avec ses chaînes, ses cabestans, ses lampes électriques placées au plafond bas. Pour compléter l'illusion, le vent faisait rage, cette nuit-là, dans les agrès de tôle. On n'entendait que sa plainte dans le silence, et de loin en loin la sonnerie du téléphone, appelant au-dessus de ma tête la vigie du feu. Il ne manquait que l'Océan sous nos pieds. Il y avait Paris. Le soleil se coucha derrière le mont Valérien... La nuit tomba... Les quartiers de la cité disparurent l'un après l'autre... Soudain, deux barres lumineuses s'abattirent sur la terre. C'étaient les grands faisceaux partis des projec teurs qui roulaient au-dessus de ma tête ces rayons dont nous apercevons chaque soir quelque fragment, jouant devant nos fenêtres, dans notre petit coin de ciel, comme les lueurs d'une foudre domestiquée. Vus de leur source, les deux bras de lumière semblaient tâtonner dans la nuit, avec des mouvements saccadés... Ils fouillaient Paris au hasard. Par moments, leurs extrémités se conjuguaient, pour mieux éclairer le point qu'ils interrogeaient. Ils se posèrent successivement sur d'humbles maisons, des palais, des campagnes lointaines. Je ne pouvais me lasser de suivre leur recherche, tant elle paraissait volontaire et anxieuse. Un instant, ils tirèrent de l'ombre un bois montueux, avec des taches blanches sur le devant; c'étaient les sépultures du Père-Lachaise, doucement baignées dans cette clarté élyséenne. En se repliant, ils s'arrêtèrent sur Notre-Dame. La façade se détacha, pale, mais très

nette. Dans les tours réveillées, je crus entendre une voix dolente. Elle disait:

<«< Pourquoi troubles-tu notre recueillement, parodie impie du clocher chrétien? En vain tu te dresses au-dessus de nous dans ton orgueil nous sommes fondées sur la pierre indestructible. Tu es laide et vide: nous sommes belles et pleines de Dieu. Les saints nous ont bâties avec amour; les siècles nous ont consacrées. Tu es muette et stupide; nous avons nos chaires, nos orgues, nos cloches toutes les dominations de l'esprit et du cœur. Tu es fière de ta science; tu sais peu de choses, puisque tu ne sais pas prier. Tu peux étonner les hommes; tu ne peux pas leur offrir ce que nous leur donnons la consolation de la souffrance. Ils iront s'égayer chez toi, ils reviendront pleurer chez nous. Fantaisie d un jour, tu n'es pas viable, car tu n'as point d'âme. »>

:

La Tour n'est pas muette. Le vent qui frémit dans ses cordes de métal lui donne une voix. Elle répondit :

<< Vieilles tours abandonnées, on ne vous écoute plus. Ne voyezvous pas que le monde a changé de pôle, et qu'il tourne maintenant sur mon axe de fer? Je représente la force universelle, disciplinée par le calcul. La pensée humaine court le long de mes membres. J'ai le front ceint d'éclairs dérobés aux sources de la lumière. Vous étiez l'ignorance, je suis la science... »

Comme la Tour se taisait, les deux grands faisceaux remontèrent, avec un de ces brusques frissons que j'avais déjà observés; la vibration des molécules lumineuses se changea en ondes sonores, une voix pure s'éleva du fluide subtil:

« Choses d'en bas, choses lourdes, vos paroles sont injustes et vos vues courtes. Vous, pieuses tours gothiques, pourquoi défendez-vous à votre jeune sœur de devenir belle? Quand les maîtres maçons vous sculptaient, si l'on eût transporté à vos pieds un Grec d'Athènes, il eût dit de vous ce que vous dites d'elle aujourd'hui. Il vous eût traitées de monstres barbares, d'insulte aux lignes sacrées du Parthenon. Pourtant votre beauté s'est fait reconnaître, à côté de celle qu'on admirait avant vous. Souffrez donc qu'il en naisse une autre, si le temps est venu. Surtout ne refusez pas une âme à qui la cherche... Soyez maternelles à ce monde troublé; il suit son instinct en se précipitant dans d'autres voies, où il retrouvera ce qu'il y avait d'impérissable en vous.

« Et toi, fille du savoir, courbe ton orgueil. Ta science est belle, et nécessaire, et invincible; mais c'est peu d'éclairer l'esprit, si l'on ne guérit pas l'éternelle plaie du cœur. Ton aînée donnait aux hommes

ce dont ils ont besoin la charité et l'espérance. Si tu aspires à lui succéder, sache fonder le temple de la nouvelle alliance, l'accord de la science et de la foi. Fais jaillir l'âme obscure qui s'agite dans tes flancs, l'âme que nous cherchons pour toi dans ce monde nouveau. Tu le possèdes par l'intelligence; tu ne règneras vraiment sur lui que le jour où tu rendras aux malheureux ce qu'ils trouvaient là-bas : une immense compassion et un espoir divin. »

Voilà ce que j'ai cru entendre sur la Tour. On y est sujet au vertige; cette nuit était faite pour le rêve, on aurait à moins un instant d'hallucination. Pour y couper court, je recommençai à descendre fa longue spirale de l'escalier qui s'enfonçait dans les ténèbres. En m'arrêtant au premier palier, je reportai encore une fois mes regards sur le sommet. Les deux bras lumineux s'étaient relevés dans l'espace, ils continuaient leurs évolutions. Pendant une minute, sur le ciel noir dont ils semblaient toucher les bornes, il me sembla qu'ils traçaient une croix éblouissante, gigantesque labarum. Le signe de pitié et de prière était dressé sur la Tour par cette lumière neuve, par la force immatérielle qui devient là-haut de la clarté. Durant cette minute, la Tour fut achevée; le piédestal avait reçu son couronnement naturel.

Je veux vous laisser sous le charme de ces pages, Messieurs, et je conclus rapidement.

Je dirai à ceux qui n'auraient pas le loisir de lire en son entier l'œuvre de M. de Vogüé, qu'ils doivent lire au moins deux de ses plus beaux livres, le Roman russe et les Spectacles contemporains.

Je dirai à tous que nous devons être fiers, comme Français, de posséder un écrivain de cet essor, qui relève, aux yeux du monde, le prestige de nos lettres, et que nous devons être heureux, comme chrétiens, de l'hommage que les esprits de ce temps rendent à la majesté et au rôle social de l'Eglise, du retour très nécessaire qu'ils préparent, de l'élan de justice et de bonne foi qui les porte vers elle.

René BAZIN.

DEUX BLUETTES

Voici deux bluettes, ou mieux deux bleuets, que je vous offre deux pauvres petites fleurs pâles de notre pays d'Anjou. Elles ont éclos dans ma chambre en avril dernier, toutes deux un vendredi, à huit jours d'intervalle, entre les corrections de thèmes grecs des candidats à la licence. Sans doute elles se ressentent, les pauvrettes, de ce voisinage le Jardin des racines grecques n'est pas bon pour toutes fleurs. Regardez-les et faites-leur bon accueil. Toutes pâles qu'elles sont, puissent-elles être pour vous, comme elles le furent pour moi, une distraction agréable !

I

Premier voyage en chemin de fer

A mon ami Gabriel Crétaux.

Ce jour-là, j'étais arrivé à la gare une toute petite gare une demi-heure environ avant le passage du

du Craonnais

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